Résumé épisode 2
Puerto de la Selva- Lla Franc, conditions de confort déjà inférieures aux prévisions… Lla Franc, où nous pensions faire halte avant la traversée du lendemain… Euh, j'ai dit "où nous pensions"…
(cf Majorquine 2)
(cf Majorquine 2)
DIMANCHE 6 JUILLET 20 H
Depuis 2 heures Denis semble tout excité de s'être enfin lancé dans la traversée, il se pique au jeu, tend et retend les drisses et les écoutes, calcule des vitesses et des orientations, m'inculque les rudiments d'une technique et d'un mystérieux vocabulaire. Le soleil presque au ras de l'eau dessine les derniers reliefs encore visibles sur la côte espagnole.
Mais Corinne et les enfants vont encore vomir, et la météo du soir confirme les mauvaises previsions. Le vent de 3 /4 arrière donne déjà au bateau un ample roulis lateral et personne ne pense à réellernent s'alimenter. A ce moment, Denis serait d'ailleurs presque tenté de faire demi-tour, mais tous les autres préfèrent continuer, un peu par fanfaronnade, beaucoup pour ne pas rejoindre penauds le point de départ, aussi sans doute par mauvaise appréciation du trajet restant... La nuit tombe et la mer grossit, comme souvent après un moment bref de calme apparent, pendant lequel j'absorbe une demi- douzaine de pruneaux et un verre de vin que mon estomac surpris va restituer rapidement... Ensuite pourtant je ne serai plus malade... Denis et moi, discrètement tendus mais confiants, nous préparons alors ensemble à la veille... Nos trois protégés s'endorment, ce que nous n'allons sans doute pas faire de sitôt, puisque l'ultraneuf pilote automatique, qui devait nous conduire dans la somnolence et la béatitude droit sur Minorque, se bloque à chaque mouvement de houle un peu brutal... Le feu de Tamara se rallume, et sans lui je sais que nous ne saurions pas traverser...
23H
Le vent s'exaspère et siffle dans les moindres interstices du bateau, les vagues, petite écume, ont des cheveux d'écume... Je réalise qu'il faut réduire la voile, prendre un ris, Denis s'en charge et doit être un peu acrobate, car, même attaché, je serais déjà passé plusieurs fois par dessus bord à sa place... Nous venons d'apprendre qu'un ris se prend AVANT que le vent ne se renforce, à moins d'aimer particulièrement la voltige...
24H
Des creux de plus en plus profonds se forment, dans lesquels le bateau pique du nez après avoir surfé sur les crêtes. Enfermés dans la cabine avant, les enfants sont projetés d'un bord à l'autre de leur couchette avec une réelle brutalité dès qu'ils ne s'arriment pas solidement à un point fixe. Alors qu'ils sont dans le noir total, et que le diesel couvre les rares mots que nous échangeons, l'explosion d'une pastèque violemment éjectée d'une équipée latérale va d'un coup transformer leur angoisse silencieuse et digne en panique bruyante puis en stupeur absolue. Corinne qui, touiours malade, a réussi à s'extirper de sa couchette lorsqu'un "MAMAN!" hystérique a vrillé son cerveau nauséeux, surprend les malheureux enlacés dans ce qu'ils pensent être une dernière étreinte. Il est urgent de vérifier que ma voix sait se faire paternelle et sûre d'elle: de fait je dois réussir assez bien mon numéro de calme et d'autorité, car ils se rassurent assez vite...
Retour sur le pont: un premier cargo croise notre route au loin, que l'on croit proche, si proche, menaçant... Thierry cette fois s'est laissé rattraper, occupé qu'il est à fixer sur le pont son canot annexe et sa planche à voile sauvés d'extrême justesse... Accroché au mât, dans un halo de lune digne de Géricault, il va nous crier de tout affaler...
0H30
Glissant. trébuchant, heureusement solidement attaché, Denis s'est épuisé dans la dernière manoeuvre, qui rend le bateau tributaire du seul moteur... Il vomit en saccades, et des fourmillements dans les mains annoncent une crise de tétanie... Par chance, ma forme et mon moral sont tout à fait corrects... Dormez, très cher équipage, Super Claude est à la barre et promet de ne pas faiblir...
2H
Ne faiblira pas mais commence à fatiguer... La mer se disloque en failles qui deviennent impressionnantes... J'ai pris conscience enfin de la
nécessité de porter un harnais de sécurité. A force de ne pas exagérer la situation, on peut s'installer doucement dans l'imprudence... Denis est toujours malade, enrage et culpabilise de ne pouvoir m'aider... Toutes les parties de mon corps, sans être vraiment douloureuses, sont sensibles, PRESENTES : cette sensation, à laquelle s'ajoute le sentiment que bateau et occupants dépendent de moi seul, est un peu grisante et me donne du courage. Le feu de Tamara a repris beaucoup d'avance, et tantôt disparait, tantôt semble en dessous de moi.
De fortes lames semblent poursuivre la coque du voilier et viennent mourir à quelques centimètres de mon dos... Les regarder n'est pas précisément rassurant, et mes yeux préfèrent fixer notre étoile du berger, la loupiote infernale qui danse comme un feu follet au ras des vagues... La barre est trop molle ou au contraire refuse d'obéir quand deux houles de direction différente emportent leur jouet dans de subites embardées... Il fait doux, presque chaud, le ciel sans nuages ne cache aucune des myriades d'étoiles qui l'habitent, ces bourrasques et cette mer démontée sont incongrues et irréelles...
3H
Même décor, avec les yeux qui brûlent et des membres de plusieurs tonnes. Thierry n'entend pas les insultes que je profère à son égard, façon de faire monter l'adrénaline et de tenir le coup... J'instaure des rituels, répète des phrases, compte jusqu'à cent et recommence, histoire de forcer le temps à montrer qu'il n'est pas immobile... Pendant de longues minutes, les lumières de deux cargos font exprès de rester sur ma route...
3H30
Une coque blanche surgie de nulle part et que je prends pour... un dériveur, tellement je la crois minuscule, dérape à ma hauteur un bref instant comme un skieur, semble peiner à retrouver son équiibre, à quelques vagues de moi, et son feu de vigie repart en sautillant... Il va bientôt rattraper Tamara, mes yeux piqués de sel menacent de se fermer, ont peur de confondre les deux feux... Denis fait un terrible effort pour s'extraire au mal de mer et venir à mes côtés quelques instants jusqu'à ce que les deux routes divergent franchement...
4H
La houle est toujours aussi forte... Mon bras et ma main sont devenus de bois mais anticipent encore correctement les embardées du bateau. J'apprends pour de bon à barrer... Je n'ai pas faim, de temps en temps, j'allume une cigarette, comme si elle pouvait m'aider à me sécher... Car je suis trempé, deux vagues seulement m'ont atteint, mais de plein fouet... Je n'ai pourtant pas froid, l'air est tiède, nous subissons une espèce de petite tempête chaude...
5H
Denis semble avoir un peu récupéré... Il insiste pour prendre ma place, je ne me le fais pas dire deux fois, car la dernière heure a tétanisé ce qu'il me reste de muscles... L'intérieur du bateau est un vrai champ de bataille, jonché de morceaux de pastèque, de débris de grignotage, de vêtements empesés d'humidité...
LUNDI 7 JUILLET, 7H
Bien sûr comme touiours quand la fatigue est trop grande, le sommeil ne vient pas... Denis confirme qu'il n'est plus malade et me fait signe que tout ira bien... Le jour grisâtre qui s'est levé n'apporte aucun changement de temps, mais envoie quand même de traditionnels messagers d'espoir, un groupe de marsouins qui nous saluent de leurs enfantillages, et d'un coup effacent la solitude pesante qu'impose la nuit au grand large... Corinne et les enfants dorment, Yan me reprochera de ne pas l'avoir réveillé…
8H
Recroquevillé en boule sur une couchette, et m'étant enfin résolu malgré le roulis à endosser des habits secs, je finis par m'endormir pour une paire d'heures... Le vent ne faiblit pas, mais heureusement Denis non plus...
10H
Les enfants émergent, en forme, ont déjà oublié les peurs de la nuit, et grignotent avec entrain... Corinne est toujours collée à sa couchette, ta mère, Fanny ma langoustine, jamais je ne l'aurai vue allongée si longtemps... Nous mangeons quelques gâteaux, mais midi va passer. sans qu'une fois encore personne n'ait le courage de préparer et de manger un vrai repas...
14H
La mer et le vent, enfin , s'apaisent, et, surtout, apparait, que l'on distingue à peine, une grande ombre grise qui n'est pas un nuage et qui donc est une île, et nous avons toute chance d'avoir trouvé les Baléares... Le skipper honni de la nuit passée prend une éclatante revanche, au point même que personne, lorsqu'il nous dira que c'est Majorque et non pas Minorque comme prévu initialement, n'aura le front de chercher à savoir si ce changement de cap relevait bien d'un savant et prétendu calcul imposé par les conditions atmosphériques, et non d'une banale et moins glorieuse erreur... Bien assez que ce ne soit la Corse, ou la Sardaigne, ou pire encore quelqu' ilôt de la côte espagnole comme le suggéraient certains fantasmes insistants de la nuit !
Mais pendant trois heures encore, la terre ne va s'approcher qu'avec une désespérante lenteur... Nous croisons cette fois, honteux de notre mât squelettique, un grand voilier aux voiles fières et gonflées... Un vrai loup de mer, gros et barbu, nonchalamment étendu sur le pont, salue avec une gentillesse probablement ironique notre demie-épave qui injurie la mer des grognements de son diesel...
Thierry moqueur me dira plus tard que le dériveur de mon hallucination nocturne et ce grand voilier ne faisaient qu'un, et qu'il participait à une traditionnelle régate méditerranéenne nommée Majorquine, le but du jeu étant pour ces masochistes de faire par amour de la voile, si, si, le trajet double du nôtre... Plus tard encore, il mettra un peu de baume à notre amour-propre en apprenant d'un des concurrents que le fringant coursier avait malgré tout six adeptes forcés de la couchette sur huit hommes d'équipage durant cette traversée, et nous comprenons mieux ainsi la belle fraternité des gens de la mer !..
17H
Cap Formentor ! Les abruptes falaises de la pointe Nord de l'île cachent une crique au bleu profond, exactement le genre de crique, croyez-vous, qui mériterait un séjour d'une semaine... Mais Thierry, pleine décontraction, presque distraitement, ne nous propose qu'une "petite baignade", puis, glisse-t-il, nous pourrions repartir mouiller un peu plus loin... N'ayant pas la force de l'étriper, nous obtenons seulement le droit de finir l'épreuve d'une traite... A 17H30, notre ancre épuisée s'enfonce enfin avec délices dans l'eau claire de la baie de Pollensa... Cette fois nous sommes à Majorque, après 36 heures d'un cycle ininterrompu de machine à laver pour nos estomacs fourbus, nos muscles vides, nos crânes éventés...
18H
Personne n'aurait cru pouvoir se baigner, et tout le monde est dans l'eau, lavant l'intense fatigue qui quitte nos corps comme de la sueur... Vivifiés, excités par l'eau bleue, nous sortons même les fusils sousmarins. Denis gonfle un petit canot flambant neuf dont il est très fier, qui doit nous servir à gagner la terre...
20H
Apéritif sur le Tamara : le calme, le naturel de son capitaine font croire que nous sortons d'un mauvais rêve... Nos sourires hypocrites devant olives et martini laissent encore échapper des éclats de rancune… Les femmes du marin, bienveillantes, affirment qu'elles aussi ont souffert de la traversée, Bernadette garde un drôle de sourire comme pour laisser planer le doute... Julie farouche reste à distance de nos gamins qui ne sont même pas des filles et en plus semblent faire tout un plat de voyager sur un bateau !
21H
Retour aux Camélias, pour constater… la perte de la magnifique annexe de Denis. Le gros manuel de navigation des Glénans qu'en marins techniques et responsables nous avions bien en évidence près de la table à cartes avertissait: "Sur un bateau, quand une connerie est possible, elle est déjà faite".
La connerie, c'était sans doute un noeud mal serré, dont a profité le vent pour nous jouer son dernier tour de la journée... Jusque là plutôt stoïque, Denis sera inconsolable, certes dans la dignité, pour la soirée...
Un vrai repas, avec table et couverts, fête quand même notre arrivée, mais désole Corinne en aggravant plutôt ses crampes d'estomac... Première vaisselle depuis PortVendres, nous laissons évidemment quelques fourchettes et couteaux au fond de l'eau, puis nous sombrons enfin dans LE REPOS...
J'adore ton récit:étant un ancien voileux,ton aventure m'est arrivée mais dans l'autre sens(Minorque-Port-Vendres).N'empêche que le cap Béar passé,nous avons tous eu un coup de déprime saluant les 15 jours d'échappée merveilleuse.J'attends la suite....JP
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