LES PERES NOEL
Alix est belle.
Sous la touffe de jais, les yeux sont des flaques de ciel.
On lui a dit: dans cette pièce, tous les jouets sont pour toi. C'est une pièce silencieuse et douce qui absorbe ses pas, avec de larges baies vitrées. Ce qui reste de murs est couvert de dessins d'enfants.
Alix a mal compris cette histoire de petits pères Noël, elle n'y pense plus. Elle est fascinée par les toits couverts de neige. Mais le néon sur cette limpidité radiante l'éreinte et l'étourdit. Elle s'imagine dehors, où le vent qui mord par bourrasques brutales l'entraînerait comme une feuille presque morte. L'envie la gagne de sentir un coussin d'air la soulever sous les bras, la déposer sur un nuage, ou la lâcher sur un tapis de neige. Une sensation qui la fait rire furtivement, dans un frisson.
Les jouets attendent patiemment dans leurs papiers multicolores le long d'un mur. Alix leur jette un regard indifférent, qui dérape sur leurs couleurs criardes et revient se perdre dans l'ébouriffante sarabande de flocons que griffonne le vent. Sur la gauche, au dessus d'une terrasse que la neige a lissée de neuf, dans un rectangle de lumière bleuâtre, une de ses amies s'affaire à une tâche mystérieuse au milieu d'un fatras de machines d'acier et de verre. Elle essaye de lui faire signe, mais la femme garde la tête baissée et ne s'occupe pas de l'extérieur.
Alix pense que ce serait le jour idéal pour devenir lutin.
Quelqu'un ouvre la porte derrière elle et dit:
- Ah! c'est toi, Alix, comme tu es belle aujourd'hui !
Alix dit:
- Oui c'est moi, le lutin.
Elle dit çà sans se retourner, d'ailleurs la porte s'est déjà refermée.
Elle plisse les yeux pour reprendre des forces, inspire la bouche ouverte, profondément. Elle ne peut pas rester très longtemps debout. Elle s'assoit, à côté des jouets, sans les toucher, et garde les paupières mi-closes pour se défendre de la brûlure du néon.
- Il y a au moins mille dix mille cent flocons, et quarante douze lutins déguisés en flocons, et si j'ai de la chance je pourrai peut-être voir une renne !, pense-t-elle.
- Alix !, ma petite Alix !
Dans la brume d'une sournoise somnolence, elle n'a pas entendu son amie Catherine entrer. Catherine s'est agenouillée, prend son visage dans ses mains, écarte tendrement les boucles brunes.
- Tu es bien pâlotte aujourd'hui, tu te sens un peu fatiguée ?
- Tu iras beaucoup mieux, avec les petits pères Noël, tu te souviens ? Alix entoure de ses bras les jambes de Catherine, serre de toutes ses forces.
- Voilà comment je t'aime, fait-elle, et son visage se colore enfin sous l'effort.
Ensuite, pendant de longues secondes, elle a le souffle court.
- Il neige, Catherine, il neige et çà me fait plaisir !
Elle bat des mains et retourne se poster à la fenêtre.
- Dis, est-ce que tu crois qu'on pourra voir une renne ?
- Ah! ce n'est pas impossible, mais les rennes vivent surtout dans le grand Nord, ou alors dans les zoos, ce sont de grands parcs où vivent toutes sortes d'animaux, il faudra demander à papa de t'emmener, au zoo.
- Tu sais papa a seulement des vacances l'été, alors...
Un silence flotte comme une angoisse entre la femme et la fillette. Alix brise le mauvais charme.
- Une renne n'est bien que dans la neige !
- Dis-donc tu n'as pas beaucoup joué, je vois...
- Oh! les jouets... On y va ?
Et son poing minuscule vient se nicher dans la main de Catherine. Ensemble elles quittent la grande pièce ouatée, avancent lentement le long d'un couloir désert inondé d'une lumière qui écrase leurs ombres. Alix est obligée de s'arrêter deux fois.
Enfin elles arrivent à la porte bleue. Alix se sent légère comme un lutin, ou un flocon. Elle ride son front comme elle a vu faire son père dans les moments importants. Elle sait, exactement: grimper sur le marchepied, s'allonger sur la couchette, étendre son bras droit perpendiculairement. Dans cette pièce aussi il y a une grande baie vitrée, en tournant la tête sur le côté elle voit la neige continuer ses cabrioles. Plus rien ne lui fait peur ici, ni l'éclat dur des instruments d'acier, ni l'odeur d'éther, ni les personnes bottées et masquées qui parfois entrent et sortent. Elle regarde Catherine.
- J'aime bien ta robe parce qu'elle est toute blanche, aussi. Quand il a neigé, tout est beau, plus rien n'est sale.
Catherine a repris son histoire de petits pères Noël:
- Alors tu vois, cette fois tous les petits pères Noël vont venir te défendre. Ils sont devenus minuscules pour entrer dans tes veines. Ils sont tous ensemble dans ce sac en plastique. Dans chaque goutte rouge est un petit père Noël, qui va te donner sa force, parce qu'il est habitué au froid et à travailler dur. Ceux qui n'ont pu devenir tout petits parce qu'ils ne connaissent pas de magicien t'ont laissé des cadeaux dans la salle où tu étais. Ils sont vraiment pour toi, tu pourras tous les emporter... Tu ne dis rien ?
Alix compte les flocons et essaye de reconnaître parmi eux des lutins.
- Fais-moi la piqûre, tu veux bien ?
- Cette fois tu ne sentiras rien du tout, les pères Noël ne donnent jamais envie de vomir, et ne brûlent pas le bras.
Alix ferme les yeux, et ride son front, et quand elle sent la morsure de l'aiguille elle se mord la lèvre pour devenir un lutin. Puis elle ouvre les yeux d'un seul coup pour surprendre les rennes.
Mais de renne, point. Elle se met à pleurer.
- C'est fini, dit Catherine, qui lui caresse le front d'une drôle de manière précipitée.
Il fait doux et chaud maintenant. Alix respire calmement. Elle essaye de suivre un flocon particulier dans ses virevoltes dès son apparition en haut de la fenêtre et jusqu'à ce qu'il disparaisse de son champ de vision. Un tournis, comme une valse ralentie, la reprend, qui finit par l'endormir. Catherine reste à ses côtés, à surveiller les pères Noël. Elle regarde Alix dormir, et sourire puisqu'elle voit des rennes.
C'est la première chose qu'elle dit, Alix, en s'éveillant:
- J'ai vu une renne ! et puis une autre ! encore une autre ! J'en ai vu quatre des rennes, c'est bien mieux qu'au zoo, et des lutins dansaient autour de moi, même qu'ils me donnaient du vertige ! Ah ! je me sens mieux, un peu.
Avec tant de douceur Catherine retire la perfusion, aide Alix à descendre. La menotte retrouve sa place dans la main de l'infirmière.
- Il neige encore, peut-être on restera bloqués, avec papa, dans l'auto ! Est-ce que tu crois que les lutins viendraient nous sauver ?
Au bout du corridor elle aperçoit son père, s'élance, mais déjà s'épuise.
- Papa ! Papa ! J'ai vu une renne !
Catherine appelle Alix en passant devant la salle d'attente. Un deuxième paquet de jouets est adossé au mur. Un garçonnet un peu plus âgé, un peu plus maigre, a défait tous les papiers d'emballage. Il a des yeux d'élève pris en faute dessous un crâne rasé.
- Alix ! Alix ! n'oublie pas tes jouets
Alix est près de son père. Elle revient sur ses pas comme à regrets. Elle est essoufflée.
- Donne-lui les jouets, Catherine, il en profitera sûrement plus que moi, parce que moi...
Alix suspend sa phrase comme le bourreau suspend son bras. Les yeux de Catherine, soudés à ceux du père:
- Parce que moi, tralala, s'il neige encore demain, je deviendrai lutin ...
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