Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

dimanche 14 novembre 2010

Carver… et les autres

        Mon dernier billet confiait mon admiration pour cet auteur. Lui, John Fante ou Charles Bukowski savent probablement ce qu'ils doivent à Hemingway ou encore à John Steinbeck, ce qui ne les a pas empêchés d'allumer leur propre étoile. Raymond Carver, parce qu'il écrit des histoires courtes, parce qu'il puise ses sujets dans le quotidien de gens simples, où beaucoup d'entre ses lecteurs peuvent se projeter sans effort, a été beaucoup imité. C'est après avoir  lu une ribambelle de textes se réclamant de lui mais ne réussissant qu'à raconter platement des situations banales que j'avais voulu moi même me défendre de la tentation d'essayer de "faire du Carver", en pratiquant un peu d'autodérision à ce sujet …
          L'autodérision pourrait mener loin, preuve en est, parait il, le prix Goncourt de cette année (que je n'ai pas lu), mais ne vous inquiétez pas, même si j'ose proposer une nouvelle après avoir présenté un géant du genre, même si je me permets un clin d'oeil à Monsieur Houellebecq, je ne vais pas attraper la grosse tête !…
                                   FANTE, CARVER, BUK ... ET LES AUTRES

          Il était près de quatre heures du matin.  Le verrou de la porte d'entrée s'est mis à chuchoter.  De l'extérieur, on ne pouvait pas rater la lumière de mon bureau.  Je me demandais si Franck allait faire semblant, et monter se coucher à pas de loup, ou si ce serait son jour de bonté, s'il allait faire un crochet pour dire bonsoir à son père... 

- Eh ! papa ! t'es pas couché ?

- On dirait, méfie-toi tout de même des apparences ...

- Qu'est-ce que tu fais ? Ah ! j'oubliais, tu écris, c'est çà ?

        Il hésitait, c'était mon impression, entre l'ironie et la consternation.  Contre toute attente, il est entré et s'est laissé choir dans un fauteuil.  Il a déplié ses jambes d'échassier et s'est mis à tripoter sa boucle d'oreille.

- Le plus dur à piger, c'est de te voir écrire à longueur de journée des trucs que presque personne  ne lira...

- …?

- A mon avis un éditeur ne peut pas  s'intéresser à ces textes, mais bon, c'est seulement mon avis...

        Surtout, ne pas bouger, pas remuer le petit doigt, comme pour photographier les oiseaux de près...

- C'est bien écrit, pas le problème, mais, comment dire, on ne ressent pas en filigrane  les grands enjeux, quoi, la vie, l'amour, la mort, tu écris en dilettante, des fois c'est naïf, ou bien trop positif, un peu boy-scout, il manque .... il manque ... comment dire…voilà !, il manque la tension d'une nécessité   !

        J'ai sifflé d'un air admiratif, ce qui en toute logique aurait dû me condamner.  Pour une raison inconnue, il a continué, un train lancé à pleine vitesse...

- Ce que j'en dis… j'ai lu seulement deux ou trois de tes histoires, mais la vérité, je me suis fait un peu chier, c'est un peu relou, pas toujours, mais parfois quand même...

-...

- Et pour avoir une chance, faudrait que des mecs de mon âge, disons les quinze vingt-cinq ans, flashent dessus, regarde la musique ou les fringues,  y a pas de miracle.

            Là j'ai battu des cils, il ne s'est rien passé, alors j'ai tenté une sortie, calmement, la tête bien droite.

- J'avoue, je suis estomaqué d'apprendre que tu as lu " deux ou trois " de mes histoires, et j'en suis flatté plus que tu n'imagines, mais es-tu sûr de toute façon d'avoir lu plus de " deux ou trois " livres dans ta vie ?

- Je lis.

          J'avais beau me creuser, je me souvenais pas d'avoir vu dans sa chambre autre chose que " La guerre des boutons " et la trilogie de Pagnol.  Peut-être faisait-il allusion à son extraordinaire collection de BD ?

- Si tu as remarqué, les adolescents n'ont pas beaucoup de blé.  La bibli, c'est pour les classiques, ceux qu'on doit se coltiner au bahut.  Donc on s'est groupés à une vingtaine pour acheter des bouquins.  Le premier revend au deuxième un euro de moins, et ainsi de suite.  A la fin, un bouquiniste nous les reprend, et on fait une cagnotte commune.  Seulement t'as pas intérêt à te tromper, il faut que le livre plaise, sinon il te reste sur les bras !

           Nouveau et intéressant.  Je risquais plus grand-chose.

- Ne me fais pas languir plus longtemps ! tes auteurs favoris?

- Pardon, les auteurs préférés du groupe, eh bien John Fante, Bukowski, Raymond Carver, Richard Ford, la mode est à l'Amérique, ou à ses clones, genre Djian, Jean Paul Dubois, des types qu'on n'a pas besoin de lire un dictionnaire à la main, style direct, rapide, et pour qui un chat est un chat...

- Ou une chatte...

           Le ridicule me menaçait.  Mais apparemment, aujourd'hui je pouvais tout me permettre.

- Ouais, je reconnais, Buk est parfois génial, mais c'est surtout un vieil alcoolo obsédé sexuel, quant aux autres, pas spécialement, Djian serait plutôt contemplatif et velléitaire sur le sujet, chez Carver çà prend pas une place énorme, encore moins chez Fante.  Fante c'est vraiment le must, tu peux pas dire le contraire !

         J'allais pas dire le contraire ! Une fée avait dû se casser la figure dans ma cheminée: il était quatre heures du matin, et j'écoutais mon fils parler littérature...

- On s'attaque en ce moment à Henry Miller, on va probablement se taper ses oeuvres les unes après les autres, c'est l'inconvénient de la formule, on lit de proche en proche.  Mais le cerveau, comme l'oreille, se façonne progressif...

          Il fallait quitter la scène, partir avec mon cadeau. Vous connaissez l'histoire, on vous en donne comme la main... je me suis inventé une petite soif.

- Irais-tu jusqu'à prendre un pot en ville avec ton très vieux père ?, j'ai lancé, faussement décontracté.

          Franck a lorgné les deux canettes de bière sur mon bureau, il avait l'oeil moqueur.

- Fais gaffe, papa, Buk a dû commencer comme ça ! Et puis à cette heure-ci, plus rien n'est ouvert, sauf les bouibs.

- C'est quoi, des bouibs ?

- Des bouis-bouis pour paumés, des endroits où ceux qui rentrent de bringue croisent ceux qui partent au boulot.  Surréaliste.  Le Rallye ou le buffet de la gare, tu vois le genre.

        N'empêche qu'il connaissait les lieux.  Je me demandais où il pouvait bien passer ses nuits.  Car enfin, on avait plus de chance de le rencontrer à trois heures qu'à dix heures du matin !

- Quand on peut pas faire autrement, on y va manger une andouillette ou un steak frites avec Nathalie.  Rarement.  Quand on a vraiment fait des progrès, çà nous donne faim...

       Nathalie, une petite blonde timide qui passait quelquefois le chercher, et pour ainsi dire s'enfuyait si elle tombait sur moi...

- De quels progrès parles-tu ?

- Musique.  Nathalie et moi on apprend le piano, chez elle il y en a deux, dans une pièce parfaitement insonorisée.  La nuit on est tranquilles.

- Tu veux dire que quand tu rentres à l'aube tu reviens de jouer du piano ?

- En général oui, mais des fois on va au ciné, et on s'y met seulement au retour...


       J'ai sorti la voiture du garage.  Franck se faisait attendre.  Il avait peut-être changé d'avis.  Il était peut-être en train de réaliser qu'il parlait avec son père et qu'un très grand danger le menaçait s'il continuait dans cette voie, qu'une catastrophe allait survenir s'il s'entêtait à vouloir aller boire un verre avec lui... Il a surgi comme un diable.

- Roule, il a fait, j'ai laissé un mot à maman, pour éviter l'infarctus si elle se réveille dans la maison vide!

          Le Rallye était ce que Franck avait annoncé.  Un hangar ébouriffé de courants d'air, avec des néons pisseux, un carrelage de W-C public, et quelques clients grisâtres affaissés dans un demi-sommeil.  J'ai commandé un whisky, et lui un lait chaud.  Il me jetait des coups d'oeil de plus en plus perplexes.  Brusquement, il m'a pris le bras en chuchotant:

- Viens, viens, on change de table !

         Il m'a entraîné dans un des boxes à baldaquins.  Qu'est-ce qu'il avait vu ? Je me dévissais traîtreusement dans tous les sens pour localiser l'intrus.  Il y avait une espèce de clochard, trois jeunes en blouson de cuir avec des crêtes de Hurons, deux couples, deux ou trois types en bleu de travail, et quelques silhouettes que je distinguais mal.  Ou était l'embrouille ? Une ex-fiancée ? Un dealer ? Un ennemi personnel ?

- Ne te retourne pas... contre  la  vitre,  au  fond,  mon  lecteur d'anglais...

- C'est dangereux un lecteur d'anglais ?

- Celui-là est pédé comme un phoque.  Je m'en foutrais s'il ne me cherchait pas constamment.  Chaque fois que je le rencontre, je suis avec un copain, alors rien à faire, il se fait des films.  Si en plus il me voit avec... enfin, avec un homme mûr, il va être infernal jusqu'à la fin de l ‘année.

       L'homme mûr comprenait.  Il lui arrivait de broder sur les dealers, mais pas sur les lecteurs d'anglais.  L'homme mûr regardait stupidement flotter les glaçons dans son verre de whisky.

        Et Franck me parla, de lui et des autres, sûrement plus qu'il ne l'avait fait durant les deux années précédentes.  De temps en temps, il entrecoupait ses phrases de quelques formules préventives - çà ne va pas te plaire - ou bien - excuse-moi papa -, mais il n'avait rien à craindre, tout juste si je respirais de peur de rompre le charme... Ses jugements pouvaient être catégoriques, ou bien subtilement nuancés.  Il donnait l'impression d'avoir compris une foule de choses que j'avais mis un temps infini à découvrir... si je les avais découvertes...  Ainsi la vie mesquine de notre petite ville n'avait pratiquement pas de secrets pour lui.  Il pouvait mettre un nom sur presque tous ceux qui faisaient escale dans le bar, les mettait à nu d'une anecdote redoutablement révélatrice.  J'appris les amours coupables du barman, les dettes du taxi endormi sur son volant de l'autre côté de la vitre, la maladie du transitaire attablé un peu plus loin, le chômage d'un tel et le veuvage prématuré de tel autre.  Un des trois punks serait un talent à la guitare basse s'il arrêtait la came, et, à ce propos, le petit chauve insignifiant était lui un dealer, oui, le petit gros en survêtement.
          Il m'a même parlé de Nathalie.

- Nathalie, tu vois, çà durera sûrement pas toute la vie, mais on s'entend bien, c'est le trip tendresse si tu veux, et puis on a surtout envie d'apprendre vraiment le piano...

             Ses yeux brillaient comme des feux de joie.  Les dealers portaient des survêtements fluos, et Franck adorait le piano.  Je savais quoi de mon fils, à part son prénom ?

- Tu sais... Tant pis maintenant j'en ai trop dit... les études seront jamais mon truc, maman le sait, c'est elle qui m'a payé les cours de piano, parce que ce que je veux vraiment être, c'est musicien...

         Le whisky commençait à me faire mal à la tête.  Le whisky ou autre chose, par exemple réaliser que Franck devenait un homme en douce, derrière mon dos.
        Il était un peu plus de six heures.  Le garçon qui s'échinait à nettoyer le sol eut des yeux criminels lorsqu'une chie-en-lit investit les lieux en réclamant des soupes à l'oignon.  Nous les croisâmes en sortant.  Franck arbora un sourire finaud et me demanda:

- Tu l'as reconnu?

- Qui çà ?

- Ben, ce type qui draguait maman l'an dernier!

- Le type qui ...

- Ne me dis pas que tu n'es pas au courant ! maman est restée cloîtrée un mois entier à cause de ce mec, elle l'a giflé deux fois pour s'en débarrasser ! tu ne sais pas çà non plus?

        On est rentrés à travers l'aube crasseuse, un mélange de poussière et de brouillard.  Les gens dehors à cette heure là avaient tous l'allure bancale ou voûtée. A la maison, Franck et moi on s'est regardés comme deux personnes pas très sûres de s'être déjà rencontrées.  Et puis il a regagné sa chambre...
         Moi j'ai voulu relire les dernières pages que j'avais écrites.  Mais je n'arrivais pas à me concentrer, surtout, je n'arrivais plus à savoir pourquoi j'avais écrit les pages en question.
         Je n'ai pas entendu ma femme entrer, j'ai seulement senti l'odeur du café.  En me retournant, j'ai vu le plateau posé à côté de moi.

Café, lait, pain grillé, beurre et confiture, tout y était.


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