Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

dimanche 24 octobre 2010

Histoire de chasse

               La chasse n'a pas bonne réputation de nos jours. Tuer des animaux semble barbare à beaucoup de gens. Je n'ai moi même chassé que 2 saisons, quand j'étais encore étudiant, et devoir achever un perdreau blessé a eu raison de moi… Je réclame l'indulgence pour deux raisons, dans le village de mes grands parents, tout le monde chassait, c'était aussi banal que travailler la terre. Déjà fervent d'activités de nature, je connaissais souvent le gîte d'un lièvre ou les remises des compagnies de perdreaux, et rêvais de montrer quelques talents de pisteur. Mon oncle chassait mais mon père n'avait jamais voulu que je l'accompagne. Les jours où la chasse était ouverte, je n'avais même pas le droit de sortir, et devais ronger mon frein sans dépasser les palissades de notre cour…Quand j'eus l'occasion plus tard de me rendre souvent dans un autre village tout aussi "évidemment" chasseur, il m'avait fallu compenser ce manque, et faire ma propre expérience. Et puis, encore une fois, cette chasse "de village" comme on parlait de "rugby de village" représentait un lien social fort que ne devait négliger quiconque envisageait d'être adopté, en même temps un couple de perdreaux rôtis, un lièvre à la broche, un civet de lapin de garenne représentaient de réelles friandises que ne méprisaient pas des agriculteurs souvent modestes.
           Hier donc, à l'occasion d'une des probables dernières sorties cueillette de cette saison "cèpes" (comme j'en avais peur hélas des jours entiers de tramontane ont eu raison de la poussée) la vue d'un panneau  d'avertissement "chasse au grand gibier" m'a donné envie de ressortir une nouvelle sur le thème de la chasse, qui était si mes souvenirs sont exacts ma première tentative d'écriture, très (trop ?) classique de forme mais que je laisse en l'état…


                                               


                                                                  COUP DE FUSIL

             L'hiver était en avance.  Un soleil blanc se hissait avec effort derrière les brumes éparses du matin naissant. Les terres rouges restaient coincées entre des rocailles et des buissons d'épineux, et l'unique route dans la vallée semblait inutile, très loin en contrebas.  Au dessus des labours criaient des corneilles, et les étourneaux par milliers saupoudraient le ciel à l'aplomb du bois Maillou...
             Le chien n'était pas à la chasse.  Il trottinait à portée de voix de son maître.  De temps en temps son oeil interrogeait l'homme sur le chemin qu'il fallait suivre.  Celui-ci longeait la ligne de crête.  Il marchait d'un pas égal, blotti dans une lourde tunique pour conserver la chaleur que ses muscles engourdis produisaient péniblement. Le fusil reposait au creux du bras gauche qui lui faisait un berceau naturel. Aimé Galotti ce matin-là "promenait son fusil" comme avaient coutume de le faire tous les paysans du village.  Un rituel le sortait du lit avant six heures du matin: il avalait une casserole entière du café qui toute la nuit avait mijoté sur le coin le moins chaud de l'âtre, s'habillait rapidement et jusqu'à neuf heures battait la campagne en compagnie de Flamme, son griffon Khortal. De façon ponctuelle, il occupait ensuite du Lundi au Vendredi son poste routinier de secrétaire de mairie qui n'était pas pour rien dans son attirance entêtée pour les boissons alcoolisées...
            Car Aimé Galotti était à jeun tous les jours de six heures à neuf heures du matin.  Son corps sec et osseux se nettoyait ainsi à longues goulées de café et d'air pur, avant de se nourrir jusqu'à midi de vin blanc, l'après-midi de bière blonde et le soir de pastis, alimentation équilibrée dans laquelle se glissaient, comme autant d'écarts, quelques plats de légumes ou de viande qu'il digérait toujours avec difficultés.  La gâchette d'Aimé n'en était pas moins un instrument de précision, et lui valait l'admiration réelle des administrés, dont les sarcasmes lorsqu'il était ivre-mort le soir n'allaient jamais jusqu’à oublier le fin chasseur de l'aube.  Les veuves en particulier, maintes fois bénéficiaires de ses cadeaux de plumes ou de poils, nourrissaient une vraie tendresse pour cet homme seul, qui buvait à peine plus que leurs disparus, et tirait beaucoup mieux.  Aimé, lui, n'aurait pas imaginé une seconde que la lueur d'envie qu'elles allumaient parfois pouvait n'être pas seulement pour le tendre levraut ou le couple de perdreaux qu'il leur offrait à la sauvette...
              Ce matin là il suivait donc le chemin des crêtes, quelque part entre le col de Serre et la croix de l 'Homme Noir, un des endroits les plus désolés de la région, qui dominait une bonne partie des terres cultivables de la commune.  Il pouvait depuis ce belvédère se représenter l'essentiel des projets de remembrement qui agitaient ces temps-ci le conseil municipal.  Le chien, sachant qu'il n'y avait pas grand-chose d'autre en ces lieux que des grives, déambulait distraitement, répugnant à flairer cette terre aride qui retenait les odeurs et distribuait les épines.  Le fusil contenait sagement deux cartouches, une avec du plomb de 9, grive oblige, une avec du plomb de 4, puisque deux ans auparavant une hase de sept livres avait pris gîte dans un labour presque au sommet du col de Serre.  Au loin se dessinait en couleurs la carte des terrains, le brun noir des terres fertiles, l'ocre rouge des sols argileux, le gris des rocailles. La nature avait déjà savamment bouleversé le paysage, mais le conseil municipal prétendait rendre une logique à ce chaos: le casse-tête était là en détail, et le maire n'avait qu'à bien se tenir.  La séance du conseil de Vendredi serait une belle empoignade, peut-être Vendredi faudrait-il prévoir le pastis dès le matin...
           Flamme sans avoir l'air de chasser se mit à l’arrêt en bordure du ravin.  Aimé surpris leva pourtant dans un réflexe le cran de sûreté de son arme.  Un fatras de buissons et de genévriers s'extirpait grossièrement des vapeurs du brouillard au ras du précipice.  Flamme avait trop de tenue pour s'immobiliser stupidement devant une quelconque vendangette.  Aimé, qui connaissait le moindre frémissement de son chien, aurait juré qu'il marquait une bécasse, bien que la croix de l'Homme Noir fût le dernier endroit susceptible d'abriter la princesse des bois: pas d'eau, pas de bécasse, ou alors il y aurait bientôt des perdreaux sur la place du village.  Flamme pourtant restait pétrifié, sans qu'aucun de ses poils ne tressaillît.  Jamais autre chose qu'une bécassine ne l'avait ainsi statufié.  Aimé sentit monter dans ses membres la tension annonçant l'instant fatal.  Ses yeux se concentraient avec  toute   la puissance de l'instinct de chasse et fouillaient méthodiquement le sol dans la direction qu'indiquait le chien.  Des lambeaux de brume voilaient la zone cible, forçant l'homme à cligner des paupières, et crispant son attente... Le canon noir du fusil s'était orienté comme par enchantement, menaçant le secret du ravin.  L'homme et le chien étaient rivés au sol, le temps s'arrêta, la terre elle-même ne respirait plus. A bout de souffle alors, explosèrent d'un commun orgasme quelque chose d'un furieux battement d'ailes, la détonation, l'aboiement du chien.  Aimé avait déjà tiré...
       Un instant, le silence tenta de se refermer, mais fut vaincu par des froissements de branches, et curieusement des éboulements de pierres.  Aimé constata tout à la fois qu'il avait tiré sans voir la cible, que Flamme après ce coup de gueule inattendu restait, oreilles dressées, en bordure du ravin, au lieu de se précipiter à la recherche du gibier, et que son coeur, à lui Aimé, battait la chamade.  Pris d'un sentiment vague de culpabilité, il jeta à la dérobée un regard circulaire qui ne releva pas âme qui vive.  Seul un geai s'enfuit en ricanant.  Il tenta d'inciter le chien à chercher sa proie, mais ne recueillit que de faibles jappements plaintifs.  Machinalement il flatta l'échine du griffon, qui tremblait de tous ses membres, et pénétra dans le ravin.  Il battit longtemps en vain les broussailles, puis finit par comprendre qu'il allait se rompre le cou et renonça, vaincu par l'entêtement du chien à ne pas l'aider.  Le froid soleil de Novembre réussissait à sécher la brume, il était temps de rentrer.  Flamme, dont le comportement avait été tellement insolite reprit de courtes galopades insouciantes et lorsqu'ils atteignirent le village Aimé avait refoulé l'incident.  Il  mesura néanmoins l'étendue de sa récente émotion en éjectant du canon une cartouche vide, celle qu'il avait bourrée de plombs n˚4...
         La journée du secrétaire de mairie s'écoula ensuite, semblable  à toutes celles qui l'avaient précédée et à toutes celles qui auraient dû suivre.  La belote débuta au Café des Amis à dix-huit heures précises.  Il fit équipe avec Eugène Tambrot le maréchal ferrant et une heure plus tard une coupe à coeur judicieuse ainsi qu'une remarquable impasse sur un as de pique ajoutaient du génie à leur  chance insolente.  Aimé calcula que les trois tournées suivantes ne lui coûteraient pas un sou...
       Ce fut l'instant que choisit Emile Duchamp, facteur de son état, pour commander son vingtième ballon de rouge sans lequel, disait-il, son vélo refuserait de retrouver le modeste domicile de madame Duchamp.  Il ponctua sa commande d'un retentissant "à la santé de la disparue", qui réussit l'exploit d'obtenir du bistrot stupéfait un silence total. Conscient d'avoir gaffé, il n'en fut pas moins contraint de vider son sac.  Ainsi apprit-on que la police avait cherché en vain toute la journée Isabelle Colta, surnommée  la folle , car comment expliquer autrement qu'une jeune fille de la ville eût choisi de vivre isolée dans une indécente cabane le long de la route, si loin du village, à peu près en face de la croix de l'Homme Noir ? Emile Duchamp, un instant contrarié d'avoir trahi le secret qu'exigeait la police " pour les besoins de l'enquête ", noya rapidement ses scrupules pour conter comment il avait trouvé la pauvre masure ouverte aux quatre vents, sens dessus dessous, comment une large tache de sang sur un mur lui avait montré malgré la peur le chemin du devoir.  A la fin du récit resurgit le remords, obligeant Emile, une main pathétique largement étalée sur le coeur, à obtenir de chaque consommateur le serment solennel de garder le secret " indispensable à l'enquête ". Rassuré, il avala sereinement son vingt et unième verre de vin et rappela à tous que madame Duchamp ne plaisantait pas avec l'heure de son retour...
          Aimé jura comme tous les autres et il eût été difficile de dire si ses doigts tremblaient ou non plus que d'habitude.  Pourtant cinq minutes plus tard il oublia de se défausser à trèfle, se fit prendre deux as sur des impasses ridicules, et, à la totale stupeur d'Eugène, coupa du carreau alors qu'était distribué coeur atout.  Il quitta la table après seulement six pastis, rentra chez lui, et vomit sans même avoir mangé de viande.  Son sommeil fut agité, nauséeux, secoué de cauchemars.  Flamme reçut une raclée totalement injustifiée.  A cinq heures, chancelant, Aimé était debout.  Il but un seul verre de café, prit son fusil, le reposa, appela son chien à voix basse, et sortit dans la nuit noire...
          Au café des Amis la soirée s'était prolongée tard.  La conversation s'était très vite orientée vers la folle . Personne ne lui avait parlé et pourtant chacun y allait d'une anecdote, d'un souvenir, d'une interprétation.  Personne ne disait, tout le monde insinuait, qu'il faudrait chercher l'assassin du côté des romanichels qui campaient le long de la rivière.  En somme, le café des Amis vivait joyeusement sa vie de café.  Seul un étranger s'était tenu à l'écart, à lire le journal en jetant de temps en temps un coup d'oeil aux clients, à boire du thé au lait.  C'était un jeune homme pâle dont les traits avaient quelque chose de tendu, de fiévreux.  Maïté la serveuse l'avait trouvé exceptionnellement distingué.  Aussi, un sentiment de curiosité mêlé d'inquiétude l'avait-elle envahie quand elle s'était aperçue que le jeune homme était encore présent à la fermeture, et plus encore quand il lui avait, à elle Maïté, adressé la parole.  Sans avoir compris pourquoi il semblait tant s'intéresser à cette pauvre loque d'Aimé, qu'elle lui avait décrit comme un fin chasseur et un ivrogne sympathique, elle était rentrée chez elle pour la première fois depuis longtemps en rêvant d'un visage de garçon...
           Aimé traversa les jardins sans faire bouger une feuille.  Il avait retrouvé miraculeusement son pas souple et rapide.  Il traversa la rivière à gué sans hésitation et prit tout droit par le chemin des combes, un sentier abandonné dont il retrouvait d'instinct le tracé à la lumière de la lune.  En une demi-heure il fut au col de Serre, où il décida d'attendre les premières lueurs de l'aube.  Le ciel était cette fois très clair, piqué d'étoiles, irradiant un froid acide qui brûlait les yeux.  Flamme se frottait contre les jambes de son maître comme l'aurait fait un chat, quêtant des caresses en soulevant sa main d'une truffe inquiète.  Aimé garda le chien contre son flanc, se réchauffant à sa chaleur, humant la puissante odeur pour tenter d'apaiser l'angoisse qui l'étreignait.  Il fallait fouiller ce ravin.  Un oiseau s'était-il envolé, ici, à quelques pieds de distance     En était-il sûr ? Quel oiseau ? Et pourquoi ces chutes de pierres ? Et l'attitude de Flamme ? Les traits blêmes de la folle, le masque échevelé de cette jeune femme qu'il avait croisée parfois en rentrant de la chasse, tremblotaient dans son crâne comme une photo ratée.  Le récit d'Emile lui broyait l'estomac.  Il entra en lui-même comme il faisait souvent pendant l'affût aux palombes, mais n'y trouva qu'une seule affolante question: sur quoi avait-il tiré la veille dans ce ravin ?
            L'aube pénétra avec lui dans les fourrés.  Flamme de nouveau s'entêta à ne pas l'accompagner.  Il dut s'accroupir, ramper, se contorsionner à la force de ses bras maigres, il manqua se tuer plusieurs fois sur des pans de roches instables qui s'effritaient sous ses doigts pour dégringoler en avalanches, le laissant le souffle court, tétanisé de peur.  Il lacéra sa tunique, ses mains, son visage sur des épines longues comme des couteaux, et finit par s'exaspérer au point de libérer sa tension sur Flamme abasourdi qui, à la troisième pierre qu'il reçut, s'enfuit ventre à terre, abandonnant ce maître méconnaissable.  Epuisé, ruisselant, Aimé fut bien obligé de voir les premières étincelles de soleil sur le toit de l'église: il lui fallait battre en retraite...
           Sur le chemin du retour, il entendit l'aboiement du chien quelque part dans le bois Maillou, d'abord un grognement agressif, puis le jappement autoritaire qu'il avait lorsqu'il rencontrait un inconnu.  Il fut à la mairie un quart d'heure en retard, ce qui depuis dix ans ne s'était pas produit.  Il ne but ni vin blanc ni bière et commença par deux pastis sans eau qui desserrèrent un peu l'étreinte.  Personne, par chance, ne se rendit ce jour-là au local de la mairie. A dix-huit heures, sa bicyclette lui fit comprendre qu'elle ne rejoindrait en aucune manière le café des Amis.  Cette constatation le submergea brutalement d'une tristesse infinie.  Il s'assit sur le muret du cimetière, et versa des larmes épaisses et collantes comme du sirop.  Un peu plus tard il croisa un jeune homme pâlot dont l'allure romantique n'était pas du village.  Ce doux profil lui redonna bêtement envie de pleurer.  Au lieu de quoi, il frissonna en rencontrant deux yeux froids qui détaillaient ses mains et ses joues couvertes d'égratignures.  Son propre regard alors se brouilla et il s'enfuit en titubant...
        L'hiver précoce serrait déjà dans son poing le village désert.  Seul le café des Amis dardait insolemment son enseigne au fond de la place.  Eugène cette soir-là fit équipe avec Emile Duchamp, mais on parla bien plus de "l'affaire" qu'on ne joua. Personne ne sembla remarquer l'absence d'Aimé.  Maïté sursautait chaque fois que tintait la clochette d'entrée du bar mais aucun jeune homme distingué n'en franchit le seuil. Les conversations s'éternisant, elle rentra chez elle plus tard que d'habitude, et un peu plus seule aussi...
          Le sommeil d'Aimé fut presque comateux.  A cinq heures le lendemain, son corps s'éveilla en sursaut, et son crâne n'était qu'une douleur.  Il s'habilla en hâte, ne but pas le café qu'il n'avait pas préparé, caressa longuement le griffon, prit le fusil, le reposa, se ravisa et mit l'arme en bandoulière.  Dehors, la nuit le gifla d'une rafale dans laquelle ricanait le vent du Nord.  Comme la veille, il avança rapidement, mais vomit à deux reprises avant d'atteindre la croix de l'Homme Noir.  Il avait horriblement mal à la tête.  Dans la hêtraie à la sortie du chemin des combes il crut voir une ombre dans le halo de lune.  Pourtant, Flamme ne broncha pas.  Il s'assit au pied même de la croix, et attendit le jour en frissonnant.  Quand enfin l'aube accrocha l'horizon, il sentit la masse noire du ravin grandir et se couvrir d'effrayantes tentacules rampant vers lui...
           Ce fut alors que le griffon grogna: un grondement sourd et continu.  Sans en prendre conscience, Aimé apprêta son fusil, serrant la crosse et le canon jusqu'à faire s'évanouir le sang de ses doigts.  Son front se couvrit de sueurs froides.  La peur l'empêcha de vomir une troisième fois.  Le chien glapit rageusement et bondit vers la lisière du bois.  Hors de lui, Aimé fit feu sur une silhouette entr’aperçue.  Le clic des percuteurs à vide résonna dans son cerveau plus fort qu'une vraie décharge de chevrotines.  Ensuite il y eut un bruit mat et la longue plainte du chien terrorisé revenant se tapir à ses pieds.  Un fracas de branches brisées décrut rapidement pour faire place au silence éternel.  Aimé contempla stupidement la balafre sanglante qui zébrait le museau de Flamme, puis le fusil qu'il avait oublié de charger.  Son esprit pilonnait ses tempes, cherchant la fuite.  Dans le ravin maudit dégringola encore un éboulis de rochers, et le calme revint, effrayant d'indifférence.  Tel un automate, Aimé se mit en marche, droit devant lui, abruti de froid et grimaçant de douleur...
            Au loin l'église, comme un glas, sonnait huit heures...
           Trois heures plus tard, Loïc Artus, inspecteur stagiaire, pénétrait avec assurance dans son bureau, à vingt kilomètres de là.  Il prit la pose un instant devant la glace qui surplombait sa table de travail.  Son visage blême aux traits délicats ne manquait pas d'élégance, mais il préférait l'éclat dur de son regard qui savait rehausser d'une certaine virilité un sourire encore trop juvénile.  La vieille IBM électrique attendait patiemment qu'il glissât dans son rouleau fatigué la première feuille de son rapport d'enquête.  Une fierté rayonnante bien que contenue s'épanouissait en lui comme une caresse de bonheur.  En quarante huit heures n'avait-il pas découvert l'assassin de la jeune Colta ? Une histoire de moeurs à n'en pas douter.  Dès demain à l'aube il ferait fouiller ce ravin juste en face de chez elle... avec toute chance d'épingler sur place cet ivrogne en pèlerinage sur les lieux du crime.  Il se remémora dans un délicieux frisson son frisson son courage, ce matin, quand l'autre l'avait mis en joue, sa chance aussi.  Il regrettait seulement de n'avoir pas assommé ce bâtard qui deux fois l'avait menacé, la première lorsqu'il s'était perdu dans le bois sur la piste de ce paysan vicieux...
          Tout l'après-midi, Loïc Artus tapa avec deux doigts un rapport concis, rigoureux et satisfait de ses activités récentes.  Vers dix-sept heures, le téléphone sursauta: l'inspecteur Artus entendit sans mot dire mais la rage au coeur l'inspecteur principal Leroux l'avertir d'interrompre une enquête devenue inutile depuis les aveux spontanés d'un dénommé Galotti Aimé, venu s'accuser dans un état d'ébriété avancé du meurtre d'Isabelle Colta, surnommée  la folle pour une raison somme toute obscure…
           Quelques jours plus tard on put lire dans la presse locale que le meurtrier présumé avait succombé à une hémorragie interne foudroyante.  D'après Emile Duchamp, facteur dans la commune du drame, Aimé Galotti était un bon vivant personnifiant la joie de vivre, certainement pas un assassin.  La police, en fouillant sur les indications de Galotti les lieux supposés du crime, n'avait découvert que le corps d'une bécasse, en parfait état de conservation, truffé de plombs n˚4. On était forcé d'admettre qu'un léger mystère, d'importance certes secondaire, planait dans cette affaire: le journal précisait, à titre d'anecdote, que, de mémoire de chasseur, jamais une bécasse n'avait trouvé refuge au lieu-dit "la croix de l'Homme Noir"...


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