Je ne sais pas vous, mais pour ma part je commence à être gavé par le marronnier des médias, chaque nouveau jour apportant sa dose de scandales sexuels, des affaires de pédophilie aux histoires de viol et de harcèlement.
Bien sûr voir des fauves démasqués, trop longtemps protégés par leur pouvoir ou leur statut social, est très important, encore faut-il ne pas tout mettre dans le même panier, sinon dire à une copine qu’elle est jolie nécessitera bientôt un avertissement préalable « ceci n’est pas du harcèlement », et le père Noël s’il est prudent devra refuser toute photo le montrant avec un enfant sur les genoux…
Un parfum « d’ordre moral » imprègne l’atmosphère de façon assez désagréable, reflet pâlot certes mais malgré tout peu engageant des jougs impitoyables faussement moralistes des pays totalitaires passés ou présents. La porte ouverte à la mythomanie ou à des interprétations plus ou moins paranoïaques comme celle que j’ai tenté d’illustrer dans cette nouvelle.
JARDIN PUBLIC
Les commères ne prennent pas de retraite. Quand cette petite dame sèche et énergique comme une souche de vigne a déboulé dans mon bureau en humant l'air à la manière des hamsters et en piochant des notes dans son sac à main, j'ai compris que j'en aurais pour un bout de temps...
L'histoire pourtant n'en valait pas la peine. Elle était même d'une simplicité enfantine. Seulement rien n'est jamais simple pour l'administration pénitentiaire dans ce genre de situation. Pensez ! mort d'un prisonnier au cours d'une permission exceptionnelle ! il fallait ouvrir le parapluie, et vite !
Cerise Berthelet-Garande m'a fait remarquer qu'au jour de sa naissance, il était rarissime et pour tout dire audacieux de proposer à l'état-civil un prénom aussi printanier, a jugé bon ensuite de me féliciter pour le papier peint de mon bureau, le même qu'elle avait conseillé en pure perte à sa petite fille, la plus grande, s'est assurée sans intermédiaire optique de mon identité et de la réalité de ma fonction d'inspecteur de police, pour finalement consentir à développer son témoignage avec une éloquence dont je me souhaite l'équivalent si j'atteins cet âge respecté:
- " Oui, inspecteur, j'étais bien dans le square Mayol à dix-huit heures le vingt-trois Septembre dernier, comme presque tous les jours car la poésie de cet endroit rend moins stupide le tricotage des pulls de mes arrière-petits enfants, lesquels à peu de chose près ont l'âge de la petite Céline... Mais pas, entre nous, inspecteur, sa beauté ni sa vivacité, hélas ! entre nous, n'est-ce pas, cela n'a rien à voir avec les sentiments...
Céline est une vraie perle d'intelligence. Sa mère et moi sommes voisines ou presque, un seul immeuble nous sépare. C'est une personne plutôt jolie, secrète, peu loquace, peut-être imbue d'elle-même, qui ne m'a jamais accordé qu'un signe de tête. Peu importe, je suis capable d'excuser, sinon de comprendre, le peu d'intérêt que suscitent les gens de mon âge auprès de jeunes femmes d'apparemment bonne souche qu'un avatar obscur de l'existence a rendues mères sans être épouses. Je connais Céline pour avoir observé ses jeux, et pour avoir avec sa nounou échangé quelques réflexions philosophiques sur le temps qu'il fait. Céline est la reine du bac à sable, le règne est en cours, l'opposition a peu de chance de se manifester. Pétillante, rieuse, sensible, autoritaire, pour tout dire marquée par la grâce. Trois ans et demi de perfection, hélas aucun lien de parenté avec moi ...
Mais je ne suis pas là pour déballer des regrets et vous faire perdre du temps: cet homme, je l'ai repéré dès son entrée dans le square, au demeurant minuscule. Céline dirigeait les ébats de deux ou trois pingrelettes plus âgées qu'elle et assurément beaucoup moins dégourdies. Leurs mères ou gouvernantes échangeaient, que sais-je, des recettes, ou des griefs à l'encontre de leurs compagnons de lit...
Moi, je veillais: le seul intérêt du tricot est sans doute de faire le guet de manière insoupçonnable...
Evidemment qu'il sortait de prison! Pensiez-vous me l'apprendre dans votre convocation ? Costume élimé, écharpe grise, visage livide mangé de barbe, poings honteux torturant les poches ! Un rôdeur, une espèce de clochard ! Drogué peut-être ? Pervers, plutôt, souffreteux dans ses névroses, boursouflé de pulsions minables, anémique...
Les dindes pendant ce temps gloussaient sans souci d'un danger.
Je me suis dit: " Cerise, ouvre l'oeil, il ne peut en avoir qu'après Céline".
Effectivement, l'individu lorgnait Céline. Ces sortes de monstres savent avoir un goût parfait. Il avait le regard torve des coupables, allers-retours fuyants, démarches en crabe de leur vice...
Vous ne m'avez rien demandé, inspecteur, on ne demande plus grand-chose aux ancêtres, mon avis, je n'ai pas peur de le dire, est que ce type était un criminel. Pas un tueur, non, les tueurs sont d'une autre trempe: décidés, sachant faire preuve de détermination, voire de courage. A l'allure, vous auriez compris. L'escogriffe était plutôt de ces dégénérés dont la sexualité bancale cherche une proie dans les jardins, les ruelles sombres ou les rames de métro, de ceux qui obligèrent, il y a bien longtemps, demoiselle Berthelet à bourrer ses poches d'aiguilles en réponse à leurs misérables attouchements, de ceux que mon défunt mari savait d'un geste renvoyer dans leurs trous à cafards. La colère, inspecteur, rendait beau Alexis Garande, d'autant qu'elle était la seule manière qu'il eût jamais trouvée de me prouver son attachement..."
Je n'étais plus tout jeune. Hors de question pour moi d'entraver le cours du fleuve. La moindre remarque n'aurait fait qu'entraîner digressions, parenthèses, un pot pourri de souvenirs. La seule solution était de prendre son mal en patience, d'employer la technique de la sieste camouflée. J'ai fait signe à Vincent, dont la machine à écrire avait depuis longtemps renoncé à essayer de suivre la déposition qu' il ne fallait pas se faire de souci, et j'ai allumé une...
- " Mais je sens bien que je vous lasse. Vous n'êtes pas ici pour m'entendre parler de moi. Nonobstant, vous fumez inspecteur, le colonel Garande aussi fumait, à l'époque il n'avait que quelques années de plus que vous, il a commencé par cracher du sang... Non, non, je vous en prie, ne l'éteignez pas pour moi, au mess il n'était pas d'usage d'écouter mon avis... Où en étais-je, hélas je ne suis qu'une vieille radoteuse dont les neurones reprennent peu à peu leur autonomie. Ce n'est pas faute pourtant d'entretenir la machine: lecture, bridge, université dite du temps libre, bref toutes les activités qui déclenchent chez mes gendres un raptus ironique... Il n'empêche, les cellules désertent en masse, comme vous en ferez l'expérience, si toutefois vous réussissez à vous affranchir du tabac...
Oui, cet homme donc mijotait son coup. Vous l'auriez vu s'approprier l'ombre des arbres, rester à distance, disparaître pour ressurgir à l'opposé, évaluant sa proie sous plusieurs angles, flânant en cercles concentriques. Aux aguets... J'évaluai la situation. Il était clair au début qu'il y avait trop de monde pour que le péril fût bien grand. A quatre ou cinq femmes, nous aurions aisément fait face à l'agresseur. Seule l'inconscience de ces jeunes femmes m'inquiétait. En fait, elles ne prêtaient aucune attention à l'homme. Mais je prenais sur moi ce rôle de sentinelle, le colonel m'avait habituée à des tâches plus exigeantes... Il était dix-huit heures, inspecteur, vous vous souvenez. L'heure pour les ménagères de rapatrier leur progéniture avant de justifier devant fourneaux les choix de leurs petits maris. Céline, qui menait sa maritorne par le bout du nez, ne consentait en général à quitter les lieux qu'à la nuit tombée. Je ne pouvais décemment tirer une sonnette d'alarme que personne ne voyait. Bien assez de mes gendres pour persifler sur la colonelle " qui s'occupe encore très bien de ses affaires, et pas seulement des siennes...". Lorsqu'il n'y eut plus dans le square que Céline, sa nounou, moi-même et cet homme, je décidai de changer de tactique. Je le fixai sans crainte ni pudeur. Lui dans un premier temps ne s'aperçut de rien. Il était hypnotisé par la petite. Au point que Céline dut sentir le poids de cet œil malsain. Elle se retourna et le contempla attentivement, avec curiosité, puis une intensité, je vous assure, bouleversante pour une fillette de cet âge. C'est à ce moment que son regard à lui lâcha prise, et, en se dérobant, croisa le mien...
Cerise, me suis-je dit, tu as décontenancé le kabyle venu te trucider dans notre orangeraie de Misserghin, voyons si tu n'as pas perdu la main...
Sans forfanterie, inspecteur, il s'est décomposé. Ses traits se sont désagrégés, et sur le champ de bataille de ce visage est apparue une véritable douleur dont j'aurais fait chez un autre l'expression d'un conflit intérieur. J'eus le réflexe d'appeler Céline. J'avais des pâtes de fruit dans mon sac, dont elle est gourmande, et avec ce prétexte nous sortîmes du square les trois ensemble. En me retournant, je constatai que j'avais fait place nette, Alexis Garande, mon cher, daignerez-vous là haut être fier de moi ?
Monsieur l'inspecteur, voici l'esquisse de la scène dont je fus témoin. J'imagine que votre sagacité saura recomposer l'emploi du temps de ce délinquant dans la demie heure de vie qui lui reste. A propos, si je peux me permettre, comment est-il mort?
- Suicide...
La colonelle accusa la surprise, fut un instant déstabilisée, mais je ne doutais pas de sa capacité à reprendre ses esprits:
- " Je n'irai pas jusqu'à prétendre que le regard d'une femme honnête soit susceptible d'indiquer aux dévoyés le chemin du devoir. J'évoquais récemment un conflit intérieur. A croire que les scélérats finissent par contempler leur image pour peu qu'on leur tende un miroir! Tenez, j'ai souvenir..."
Elle continua ainsi à jaboter, raconter sa vie et pourfendre la lie de la société. Je réussis à lui glisser sa feuille de déposition pour qu'elle la signe. Il suffisait qu'elle reconnût avoir vu un homme comme ci et comme çà à dix-huit heures le vingt-trois Septembre au square Mayol.
Vous lui auriez dit, vous, que cet homme était le père de Céline ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire