Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

dimanche 3 septembre 2017

Disneyland




        Le blog se réveille doucement de la torpeur d’un été particulièrement chaud, pendant lequel seule la pêche des dorades dès 5h du matin m’a évité l’inactivité totale. Je n’ai même pas eu le courage de faire un petit compte rendu cette fois de notre traditionnelle visite annuelle au festival d’Avignon, que nous avons pourtant respectée !

          Et il y a longtemps que je ne vous avais pas présenté de nouvelle sur le blog. 

          Eh bien la conjonction…

- de cet article du Parisien relatant la mésaventure d’un  petit garçon s’étant vu refuser le droit de « passer une journée de princesse » dans le célèbre parc de jeux (et la violente réaction de sa mère devant cette « discrimination », il n’y a pas que les parents d’élèves qui rouspètent victorieusement avec pugnacité …) Voir ce lien 

- et des batailles actuelles sur plusieurs fronts de « la France insoumise » dont le parfum rappelle pas mal les combats du tout aussi célèbre « après 68 »


        …  La conjonction de ces 2 faits, donc, m’a fait penser  à ressortir ce texte, qui, sans même avoir besoin d’être rafraîchi, semble encore assez bien tenir la route. Bonne lecture! 



DISNEYLAND


Chouette votre idée, patron, plus sympa que l'Ardèche en kayak  l'année dernière, enfin c'était pas mal non plus, pour souder l'équipe, un peu trop sportif voilà tout, à nos âges… 

Hier soir champagne au Moulin Rouge, aujourd'hui Eurodisney, IPELEC & Co fête les nouveaux contrats , dorlote ses collaborateurs, IPELEC est une grande famille dont nous sommes fiers de faire partie... Verrier surtout, admirez Verrier: oreilles de Pluto, ballons Picsou, crayons  Bambi... et cet esprit finaud, poudré de sucre glace:

- La tête de mes gamins quand ils sauront !

Le boss avait donné rendez-vous, 17 heures à la sortie au cas où... Facile de se perdre... A peine cinq minutes, un pas de côté pendant la grande parade, deux majorettes, trois Donalds, et hop !... Eurodisney certes, mais enfin seul... Paul Castan s'est échappé, il fait la sourde oreille:

- Castan ! Verrier ! Stiehl ! On commence par les Indiens ! Paul ! Sans blague on a déjà paumé Castan ! Quel animal !

Lui s'est laissé happer par une foule au hasard, glisse dans un livre d'images où le monde entier fait la queue. Le magma cosmopolite se traîne dans un savant labyrinthe: méandres, lacets, barrières invisibles, l'entrée de l'attraction reste à portée de main, et le piège fonctionne à merveille. Il calcule deux bonnes heures pour l'accès au domaine enchanté. Deux bonnes heures pour oublier les patrons, les contrats, les collègues du calibre Verrier, et tenter de conserver le sens  de l'humour…

Indispensable, le sens de l'humour, quand le destin a le mauvais goût d'entraîner un homme seul, par le biais d'une lubie patronale, dans ce village de poupées, cette féerie en prêt-à-porter... Il en prend son parti, Paul Castan, comme il s'accomode de n'avoir pas d'enfant. Pas tout à fait résigné, non, simplement fataliste. Et le regard de certains gosses reste une vraie friandise. Il ne boude pas ce plaisir, la jeunesse lui va droit au cœur, il reste persuadé qu'il n'aurait pas de problèmes avec elle, des problèmes, il n'en a jamais eus qu'avec ses idées, peut-être aussi avec les femmes…

Ici tous les modèles d'enfants heureux sont en vitrine: pétants de santé, sapés comme des milords, presque solennels, envoûtés sans doute par tant de magie. Dire que vingt ans auparavant, il aurait distribué des tracts à l'entrée du parc, pour dénoncer "le manège du grand capital", "l'impérialisme en culottes courtes"! Erreur, Paul, à l'époque les "conditions objectives" n'auraient jamais permis à l'oncle Sam une telle insolence !

Paul Castan rit de lui-même,  de toutes les fausses pistes où s'est égarée sa génération... Il embrasse d'un regard protecteur la marmaille qui l'entoure et décide qu'il ferait certainement un père très convenable pour nombre d'entre eux... La difficulté n'est pas là, la difficulté serait plutôt de trouver parmi les mamans  une  très convenable compagne

Et, puisqu'il doit faire la queue, Paul Castan entame son jeu idiot, celui qu'il répète aux terrasses des cafés, dans les salles de spectacle, et plus généralement dans tous les endroits publics, une plaisanterie ambiguë qui le renvoie toujours à sa solitude: trouver la femme, deviner la mère, extraire de la foule un profil à aimer…

Enorme déchet dès le premier tour d'horizon:  depuis longtemps, Paul ne se laisse plus attendrir.  Ni par les petites qu'on voudrait protéger, ni par les timides qu'il faut apprivoiser, ni par les silencieuses dont le mystère intrigue. Paul vise les plus belles, Paul cherche l’étincelle:

- La droite gagne parce qu'elle a des canons !

José, l'anarchiste, le frère ennemi, adorait les phrases lapidaires. Ce pauvre calembour, servi à toutes les sauces, était son pied-de-nez favori... José, mort au Salvador, qui n'avait pas d'enfant… 

Retiennent à la rigueur l'attention de Paul deux vagues sosies de Victoria Abril et Catherine Deneuve, ainsi qu'une grande fille brune qu'il distingue mal, assez loin dans la foule, mais dont le port de tête lui rappelle Marion L.

A chaque nouvel épisode de ce jeu Paul Castan trouve une référence à Marion L.
Chaque fois ce jeu masochiste le renvoie à Marion L.

- Tu nous gonfles avec cette nana, disaient les camarades, qu'est-ce que t'attends pour lui faire un gosse ?

Pour un militant responsable, l'amour était du temps perdu, une ruse de la bourgeoisie:

- L'amour, la jalousie, cimetière des idées !... autre slogan de José, slogan de ces années poussière, quand "le peuple" à tâtons voulait tout inventer. 

Eh! bien il était là le peuple, on voyait son grand dos onduler sous les caresses dans les colimaçons de la file d'attente, il avait dorénavant du pain et des jeux, suçait des réglisses, se gavait de cookies, étourdi par les longs cils de Blanche-Neige, endormi dans les lampes d'Aladin...Trop à inventer. Refaire le monde, dynamiter le couple, et vivre en groupe, presqu'en communauté,  présomptueux défi... Qu'attendais-tu donc pour lui faire un gosse ? Vingt ans plus tard, Paul Castan n'a pas de réponse, une part de lui-même est comme un écran vide, où s'agitent parfois des mirages…

Pour l'heure il entreprend d'observer Victoria Abril: une lionne, une reine, dont les autres d'instinct se tiennent à distance... Mais la colère toute de vulgarité qu'elle  pique contre ses jumeaux l'élimine aussitôt. Deneuve n'est pas mieux lotie, car son regard absent distille moins de chaleur humaine que ses colliers de perles... Une fois de plus, implacable ironie du sort, en trois minutes ne reste en lice que Marion L. Du moins une grande fille brune, qu'il distingue encore mal dans les annelures de la foule, mais dont le port de tête lui rappelle décidément Marion L.: de superbes épaules dénudées sous d'épaisses boucles fauves dansent et trahissent une conversation animée, elle parle, cette femme,  rit,  bouge, occupe l'espace de  gestes gourmands. Elle doit donner vie aux figurines qui bordent les couloirs d'attente, les animer, en conter l'histoire avec enthousiasme, sans doute à ses trois  enfants, au moins trois imagine-t-il. A ses côtés, un homme grand et sec, au front dégarni, semble se contenter de la regarder vivre. Paul se souvient que lui-même disait parfois à Marion L.:

- Je passerais ma vie à te regarder vivre !

Ce genre de déclaration la laissait de marbre, ou pire la rendait agressive. Elle répondait froidement:

- Tu nous vois prendre la retraite ensemble ?

Quand elle ne  fronçait pas les sourcils, pour lancer, ironique:
- Me regarder vivre… sauf pendant les assemblées générales !
- Marion!, implorait-il, le monde va changer ! Ce n'est qu'une question de jours !

Elle haussait les épaules et n'ajoutait rien. La politique ? pour elle une mascarade sans intérêt. Il en souffrait, incrédule et blessé, jusqu'au feu des réunions politiques, jusqu'à la brûlure des débats passionnels d'où promettait de naître l'avant-garde du grand bouleversement. Il lui en voulait, jusqu'à ce que par jeu elle daigne offrir une oreille distraite à son enthousiasme, un oeil malicieux à son exaltation... Elle l'enveloppait alors parfois d'un regard d'une autre couleur, d'une autre densité, d'un regard qui finissait par fondre leurs deux corps dans une étreinte dont elle s'échappait ruisselante en chantonnant:

- J'aime bien baiser avec toi !

Ce langage cru le déconcertait, le remettait tout de suite à distance. Elle le choquait volontiers, annexant les boutades les plus paillardes, mimant les "machos". Elle se méfiait de la tendresse, se moquait du romantisme en amour comme en politique et jouait avec ses sentiments comme un chat taquine une pelote… 

Une femme peut-elle avoir envie de la grande chiffe molle au front dégarni qui contemple tranquillement Marion L. ? s'interroge Paul Castan. Comment la femme dont l'allure  rappelle tant Marion L., cette vivacité de geste, cette évidente gaieté, comment la femme entrevue, donc, pourrait-elle connaître le plaisir sous ce corps malhabile qui se comporte tout de même comme un mari, puisqu'il lui glisse un bras sur l'épaule, comme un père même, puisqu'il vient de prendre au bras une fillette dont les couettes chatouillent ce laid visage en riant…

- Tu ne comprends rien au désir !

La seule excuse de José, découvert endormi dans les bras de Marion au retour d'une réunion, une phrase cruelle que Paul répétait plus tard machinalement sans la  comprendre, en apprenant que José n'était pas seul à obtenir ce privilège…

- Chacun sa révolution ! avait-elle conclu, en claquant la porte au bout d'une scène terrible.

L'interminable serpentin de la file d'attente piétine lentement les souvenirs obsédants de Paul. Par le hasard de ce chemin sinueux, Marion L. se rapproche. Elle a changé de place, il distingue toujours mal son visage. Deux garçons d'une dizaine d'années jouent avec la fillette aux papillotes, lui présentent un Mickey hilare qu'elle tente de saisir en vain. Tous les trois rient aux éclats. Et ce rire carillonne aux oreilles de Paul Castan, puis pénètre son corps, installe un étau dans son ventre, car ce rire, à n'en pas douter, est aussi celui de Marion L.

Alors Paul Castan se raccroche au visage de l'homme laid, le fixe avec  intensité. L'autre engage un duel bref en retour, puis, troublé, chuchote quelques mots à sa femme.
Marion L. scrute un instant l'individu qui les dévisage, cueille loin dans son passé un souvenir incertain, sans doute un souvenir joyeux à voir quel élan spontané la fait s'écrier:
- Çà alors ! Toi ici ! chez Disney !

Paul Castan ne réussit qu'à faire trembler ses lèvres. Il tente de se perdre dans une effigie de Mowgli en face de lui, tandis que Marion L. , en un éclair, revoit ces années de folie pétillante qui ont gardé le goût poivré, irremplaçable, de sa jeunesse.  Elle voit des barricades, des feux de joie dans la nuit, elle entend des riffs de guitare électrique, l'accordéon du Cuarteto Cedron, elle sent l'odeur douceâtre de la Marie-Jeanne, peut-être même l'odeur de cet homme: Jean, Roland, Marco... les prénoms dansent dans l'ombre de sa boîte à secrets... D'un plaisir elle se souvient, de son propre corps découvrant en aveugle la liberté,  triant sans regrets: ceux qui savaient et ceux qui échouaient, trop fanfarons, trop tendres ou trop bêtes. Elle pense à l'unique mot d'ordre de ses vingt ans: jouir, venger sa mère et des générations de femmes esclaves d'un seul nom…

Celui-ci faisait bien l'amour, elle en est certaine, même si elle hésite, se risque, et, en toute innocence, l'exécute avec un large sourire:

- Christian ! tu ne me reconnais pas ?!

Paul Castan reste pétrifié, puis lentement, dans un état second, puise une force inattendue, la force de répondre:

- Excusez-moi, madame, vous faites erreur…

Le ton est ferme et neutre. Marion L., gênée, fouille les replis d'une mémoire qu'elle sait fantasque. L'homme laid, protecteur, pardonne déjà l'incident, les enfants demandent:

- Qui est-ce, maman ?, désignant une statuette de Jiminy Criquet.

La file d'attente continue de rouler dans sa vague la masse des visiteurs. Paul Castan recule pas à pas, laisse la lourde cohorte l'ensevelir, oblige cette femme à s'éloigner et se perdre dans un mouvement de foule. Marion L. a disparu. Il aperçoit Verrier, Stiehl et le patron à l'entrée du manège.

Leur fait de grands signes qu'ils ne remarquent pas.


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