Avec ce mois de Septembre se termine mon parcours professionnel… J'ai mal dormi durant tout ce mois… Trop d'images se bousculent… Je me sens comme un voyageur qui descend d'un train au retour d'un long périple, le corps courbaturé, la tête encore pleine de scènes confuses qui occupaient sa somnolence…
Une aube pâle pointe derrière une brume d'automne, il vérifie son bagage, tout est en ordre, mais s'aperçoit qu'il est sur un quai inconnu, désert… Un instant désorienté, il se met en marche résolument en tirant sa valise à roulettes, il n'a pas d'obligation, il a du temps devant lui… On verra bien…Le quai est interminable, il cherche en vain l'indication du lieu où il se trouve, et ne trouve pas de pancarte… Il entend une voix de cheminot "Retraite, Retraite, cinq minutes d'arrêt"… Il rit un peu jaune, en regardant vaguement nostalgique le train déjà s'ébranler et continuer sa route… Puis lui reprend sa marche, le nez en l'air, amusé, plutôt curieux de cette aventure, mais pas inquiet…
L'inquiétude, c'est bien elle qui me manquera le moins en quittant mon métier de médecin… L'inquiétude de la sentinelle, obligée de tout entendre, tout noter, avec une extrême vigilance, dans les moindres propos des patients, sans se faire abuser ni par la dramatisation ni par l'apparente décontraction… L'inquiétude pour ce bébé qui avait 39° de fièvre et dont on n'a pas de nouvelles le lendemain: va-t-il mieux ? ou au contraire … Bien sûr un examen soigneux n'a rien décelé de grave, mais vous êtes jeune dans le métier, vous ne pouvez pas être SÛR, en médecine pas de vérité absolue, jamais, et quand vous êtes jeune vous ne pouvez pas non plus être certain que c'est vous qu'on rappellera en cas d'aggravation imprévue, pas plus que vous ne pouvez rappeler les parents chaque fois que vous voyez un enfant fébrile… Alors vous êtes inquiet, 99 fois sur 100 pour rien, mais c'est la 100è fois qui pourrait tout gâcher… Cette inquiétude là s'atténue avec le temps, l'habitude, l'expérience, mais ne s'efface jamais complètement…
Pas plus que ne disparait la peur du PIEGE, de l'erreur de diagnostic devant un patient qui sans le vouloir fait tout pour ne pas présenter un tableau clinique aisément reconnaissable, "comme dans les livres", eh oui, la vie n'est pas "comme dans les livres", pourtant vous vous êtes fatigué les yeux de longues années sur ces fameux livres, et vous avez si souvent l'impression maintenant que ça n'a servi à presque rien…
Peut être est ce en partie pour cette raison que paradoxalement vous perdez en minutie dans votre examen clinique: interrogatoire (là c'est comme au premier jour, la sentinelle est aux aguets), mais ensuite inspection, palpation, percussion, auscultation, il vous arrive avec le temps d'abréger une étape, ou d'oublier qu'un corps s'examine en entier… Vous donnez plus de place à l'impression d'ensemble, votre "expérience" se permet des simplifications, synonymes de gains de temps… Je garde en souvenir l'observation d'un malade hospitalier, rédigée par moi l'étudiant et non lue par le chef de clinique, devenu cardiologue renommé, car il avait examiné le patient lui même, sans remarquer l'épanchement pleural que mon travail de tâcheron avait noté d'emblée…
Mais c'est aussi parce que la médecine moderne exige une avalanche de compléments, analyses, radios, echographies, scanners, IRM, certes infiniment précieux pour compléter l'examen artisanal, mais trop souvent tentés de le remplacer…
L'inquiétude, donc, est là aussi pour vous empêcher de prendre trop de liberté avec les "fondamentaux" de votre métier… Non, vous n'allez pas prescrire cette radio qu'on vous demande sans avoir examiné qui vous la réclame, oui, vous allez vaincre la pudeur de cette femme (avec délicatesse, svp) et lui palper les seins avant la mammographie (il existe encore des résistances farouches, comme cette dame qui depuis plus de 10 ans refuse ma proposition annuelle) L'inquiétude est en symbiose avec ce métier… L'urgence en est le loup de notre enfance, qui peut surgir n'importe où n'importe quand… En ville évidemment le loup se fait bien plus rare qu'à la campagne, le maillage de protection est efficace (SAMU, SOS médecins, médecins de garde). Mais il n'est pas éradiqué, monsieur piqué par une guêpe ne sait pas qu'il va faire un choc dans la salle d'attente, madame simplement fatiguée depuis son réveil ne se doute pas du diagnostic d'infarctus qui l'attend, ce gosse amené par ses copains s'est écorché un doigt en accrochant sa bague au franchissement d'un grillage, écorché dites vous ? oui, ça veut dire les os des phalanges de l'annulaire comme décapés, blancs, sans une goutte de sang, sans un gramme de chair… Ce n'est pas fréquent, mais la brutalité de l'évènement ne doit rien à sa fréquence…
Nous avons fait de la résistance d'abord, oui vous pouvez m'appeler la nuit, un médecin de famille, que diable, doit servir ses patients, s'il n'est pas là quand un pépin survient, à quoi bon ? Je me souviens d'un médecin qui avait nommé sa maison de campagne "visite de nuit" car elle avait été financée comme ça…Je ne me rappelle pas s'il a vécu très vieux, mais je doute… Avec le temps ces bonnes résolutions se sont effritées, la première excuse étant la présence de 2 services de garde sur la ville… La deuxième étant la banalité fréquente (qui engorge les services d'urgence) des appels réduisant sans vergogne votre nuit en miettes pour des fausses urgences et gâchent la journée de travail suivante… Mais la vraie raison, c'est bien l'inquiétude, l'impossiblité de se détendre après avoir fermé boutique, la crainte de la sonnerie du téléphone à tout moment de la nuit, et l'insomnie rampante qui en résulte… Cette inquiétude là est plus proche de l'angoisse… Elle s'est donc cantonnée aux jours de garde, où elle s'est concentrée comme une boisson forte puisque ces jours là, une ville entière est supposée pouvoir faire appel à vous… L'âge aidant sont venues les pirouettes pour "refiler sa garde", et enfin la dispense…
L'inquiétude, qu'on encaisse plus ou moins bien selon son caractère, celle provoquée par les situations, les maladies, mais aussi celle distillée en continu par l'anxiété des malades, justifiée parfois, excessive souvent, dont ils se déchargent sur nous parce que c'est bien notre boulot, l'endosser chaque jour et si possible au moins la leur rendre moins pesante…
Vous l'aurez compris, cesser mon parcours medical sera du point de vue du "stress" un très grand soulagement… J'en frémis de joie…
Je ne regretterai pas non plus (point déjà abordé dans quelques billets, je ne m'étendrai pas) l'évolution de notre métier vers toujours plus de paperasserie, toujours plus de téléphonite, toujours plus de morcellement nous obligeant à passer la main à une cohorte de spécialistes qui nous abreuvent de courriers dont nous sommes censés faire la synthèse, nous les "piliers" du système de soins français… Ce n'est pas stimulant intellectuellement, s'échiner à se tenir au fait des chimiothérapies pointues quand les protocoles sont établis et suivis par d'autres semble vite décourageant…
Je ne regretterai rien…
"Vous allez regretter"
" Déjà vous partez ? "
" Et qu'est ce que vous allez faire, alors ? "
Sont des remarques souvent faites dans l'instant à l'annonce de mon départ…
Je ne regretterai pas, non, apaisé que je suis par le fait d'avoir un successeur, persuadé que celle ci s'acquittera de sa tâche avec compétence et gentillesse, et avec peut être plus d'enthousisame que moi ces derniers temps…
Mais, sans regrets pour autant donc, je garderai dans mon coeur les manifestations de sympathie parfois très émouvantes de nombre de mes patients fidèles…
Très réconfortantes, elles me font m'interroger sur la nature exacte des liens entre un médecin et ses malades… Et c'est un mystère que je n'ai pas pleinement élucidé…
Tout au long de mon voyage immobile dans la médecine de quartier, ce sont plus les "trahisons" qui ont laissé des marques: quand elles étaient dûes à une erreur (que j'espère rare), ou à ce qui était vécu comme une erreur sans en être une, ou punition pour un manque objectif de disponibilité, rien à dire, c'est normal et inévitable… Quand elles sont inexplicables, et en général le fait de patients pour lesquels on a remué ciel et terre, c'est beaucoup plus difficile à digérer… Chose étrange les patients les plus fidèles sont aussi les plus respectueux, attentifs à l'autre, et n'ont que de rarissimes exigences particulières… Certains vous font confiance au delà du raisonnable, et même si vous n'avez pas été particulièrement brillant… Je me souviens avoir laissé souffrir un vieil homme dans mes premières années d'exercice par crainte à l'époque de lui administrer la morphine largement utilisée maintenant… Je pense encore à lui…D'autres patients à l'inverse sont en demande permanente, ont toujours besoin d'être prioritaires, vous réclament une visite au domicile "après votre travail", arrivent systematiquement en dernière minute en consultation pour ne pas attendre, et vous lâchent à la moindre remarque, même et surtout s'ils ont claironné un temps que vous aviez par exemple "sauvé leur fils"… Vous pouvez perdre un patient pour avoir fait un bon diagnostic, cela est plus fréquent qu'on pense, proposé un plan de soin logique, ou des examens que le malade refuse… Nombre de patients vous laissent si vous refusez un médicament qu'ils réclament alors que vous le jugez dangereux ou inutile, si vous êtes réticent aux arrêts de travail injustifiés, si vous insistez trop sur une hygiène de vie… Il y a tant de raisons d'abandonner son médecin, des raisons qui tiennent à lui parfois, donc (faille de compétence, maladresse de communication), mais bien souvent où il n'a pas de responsabilité apparente… Et chaque fois, hormis les fois où c'est un soulagement ( pas si rares…) c'est une blessure, plus ou moins longue à cicatriser…
Durant ce mois de Septembre, les réactions de mes patients à l'annonce de mon départ m'ont donc mis du baume au coeur, du "mais vous êtes bien jeune, quel âge avez vous ?" toujours flatteur… aux sanglots qui jaillissent à la seconde même et vous laissent ému et pantois… Entre ces 2 extrêmes, l'anecdotique et le trop plein d'émotion, beaucoup de réactions chaleureuses et sincères vont nourrir mes souvenirs pendant longtemps…
La relation médecin-malade est donc bien souvent du domaine de l'affectif: il ne peut en être autrement quand on confie son corps, ses souffrances, ses secrets, parfois toute sa famille… Elle reste étrange dans le sens où cette intimité réelle ne bascule que très rarement dans l'amitié et bien sûr l'amour… Une réserve "professionnelle" érige une solide barrière difficile à franchir… L'attirance sexuelle, même si elle peut exister, est niée par les 2 parties car elle n'a pas sa place au cabinet médical, seulement dans les fantasmes du public et dans quelques esprits hors la loi… L'amitié, d'abord plus aisé en apparence, souffre elle aussi d'une censure… On offre une bouteille à son médecin bien sympathique, on ose rarement l'inviter à sa table…On peut s'entendre à merveille avec un patient qu'on trouverait désagréable ou qui nous trouverait sans intérêt dans la vie sociale… Les amis deviennent plus facilement des patients que l'inverse…
J'aurai du temps pour réfléchir à tout ça, un peu ou beaucoup de temps, je suis bien placé pour… "ne pas" savoir répondre à cette question…
Je quitte mon parcours à l'automne, le symbole est évident… Mais l'automne (sans cette fichue tramontane !) est une belle saison… Mes centres d'intérêt variés m'attendent, enthousiastes, et mes patients seront bien soignés, sans qu'ils aient à s'éparpiller et faire l'effort de trouver un autre médecin… Non, l'inquiétude ne sera plus ma compagne quotidienne…
Et si j'ai la chance de ne pas troquer trop vite ma blouse blanche de médecin contre la tenue bleue du malade, je compte bien que la curiosité occupe en permanence la place laissée vacante…
Bonne chance pour ta nouvelle vie.Avec parfois l'inévitable nostalgie mais jamais de regrets que ce soit enfin terminé.JP
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