Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

samedi 26 mars 2011

Guerres


Après la Tunisie et l'Egypte,  la Lybie est en pole position, suivie par le Yemen, la Syrie, la Jordanie… Guerre civile, guerre tout court, l'activité favorite des hommes est en pleine recrudescence, la cruauté, les larmes et l'absurdité vont refleurir dans tout le Moyen Orient… Le moment, hélas, de ressortir en protestation dérisoire cette petite nouvelle brutalement redevenue d'actualité…
                                                                                

 CONDUITE D'ECHEC

              J'ai ouvert les yeux d'un seul coup. J'avais dormi dix-sept heures, mieux qu'une poule pondeuse.  C'est ce qu'a prétendu l'infirmière, en me couvant d'un regard attendri.  Elle m'a bordé comme on le fait pour un enfant malade et m'a dit que tout allait bien.  Qu'est ce qui allait bien ?

            Ses petits doigts boudinés ont arrangé trois fleurs fanées sur ma table de nuit pour faire de la place à une soucoupe, et son derrière de matriochka s'est dandiné jusqu'à la porte.  Elle m'a fait un signe amical, avec la grâce d'une otarie.  J'avais sommeil.  Je me suis tourné sur le côté.  Ce faisant j'ai vu leur saloperie de médaille dans la soucoupe.  Et toute l'histoire m'est revenue...

                Ils ont fait de moi un héros militaire.  Et m'ont rendu à la vie civile.  Du coup je n'ai plus sommeil.  J'ai même envie de vous raconter.

                  Bon.  J'étais sergent, comme presque tous ceux qu'ils envoyaient là-bas désormais.  Car il en restait plus beaucoup.  La guerre n'existait plus depuis belle lurette, mais l'intervention humanitaire, elle, était en pleine forme, même si bien sûr elle s'enlisait légèrement.  Ce qui la rendait fichtrement gourmande.
               Ils avaient rappelé les réservistes, puis épongé une bonne partie du chômage.  Insuffisant.  Il leur fallait les bons à rien.  J'en étais.  Rita allait pouvoir s'envoyer en l'air sans s'user les méninges dans des combines navrantes.  Je pouvais pas lui refuser ce cadeau du ciel.  Et c'était plus simple que de me planquer.  Ca lui éviterait de se ronger les sangs pour m'avoir dénoncé.…
                Bon.  D'abord le colonel avait été très gentil.  Il m'avait convoqué dans son bureau pour essayer d'en savoir plus.  Il avait sorti les tests qu'on soumet aux étudiants de dix-huit ans, et comprenait pas pourquoi avec vingt sur vingt j'avais été réformé.  J'avais pas d'idée sur la question.  Ca l'intriguait d'autant plus qu'avec une note pareille on pouvait tout de suite être lieutenant et devenir très vite capitaine.  J'étais resté le plus évasif possible, donc il avait commencé à me cuisiner sur le motif officiel de réforme, souligné en rouge dans mon dossier:  “conduite d'échec “. Pas marié, sans enfant, manutentionnaire à trente trois ans dans une librairie, ça lui suffisait pas comme explication.  Et très vite il avait été beaucoup moins gentil.  Parce que non seulement sergent me suffisait, mais encore je n'en demandais pas tant.
                 Bon.  Il avait essayé quelques trucs: le patriotisme, la solidarité, le sens du devoir, mais devant mon air stupide le naturel était revenu, et l'entretien s'était clos sur des menaces à peine voilées.
             Comme il se devait d'être prudent, il m'a confié à trois psychiâtres, deux hommes et une femme, qui ne m'ont rien épargné.  On est remontés le plus loin possible, et dans le détail.  J'ai dû me rappeler que je n'attrapais jamais le pompon sur les chevaux de bois.  C'était vrai, mais dire pourquoi ça les intéressait tellement... Ils ont voulu tout savoir de mon parcours scolaire: j'ai pas su leur préciser grand-chose. J'étais arrivé au bac en ayant chaque année tout juste la moyenne.  Est-ce que j’avais suivi des études supérieures ? Oui, lettres, deux ans, beaux-arts, un an, il a fallu essayer de dire pourquoi j'avais arrêté les frais.  Enfin, donner des raisons qu'ils pouvaient comprendre: manque d'argent, problèmes familiaux, etc... J'ai même inventé un décès dans la famille.  Ils étaient satisfaits de se retrouver en terrain connu.  Après, la femme a insisté sur mon célibat: je n'ai pas parlé de Rita, quant à Muriel, j'allais tout de même pas tenter de lui expliquer.  Bon.  J'ai dit que j'aimais pas les enfants. La psychiâtre a eu l'air choquée. Pourtant, j'étais pas sûr que l'avoir comme mère pouvait rendre les siens heureux... Ils ont déduit de mon métier que je devais être un passionné de lecture.  J'ai laissé courir...  J'avais pas lu un bouquin depuis trois ans.  En fait depuis les premiers sacs de riz de leur " intervention humanitaire ". A la fin, ils ont demandé ce que j'aimais dans la vie.  J'ai dit qu'on me foute la paix, et je crois qu'ils commençaient à s'en douter.
                   Bon.  D'après leur compte-rendu, le colonel a vite compris que le sergent Meulon serait pas de sitôt capitaine.  Je sais pas ce qu'il a raconté au lieutenant Delort, mais celui-ci a vite fait de moi son meilleur ami.  Je sais pas non plus ce qu'a raconté le lieutenant Delort à mes soldats, mais je n'avais pas beaucoup d'autorité sur eux.  Ca me dérangeait pas.  Ils lui obéissaient, à lui, ça pouvait sembler suffisant.  Peut-être d'ailleurs ne leur avait-il rien raconté…

              Pendant trois semaines, la "limite de la zone d'intervention", selon leurs propres termes, a fait l'élastique sur une largeur de deux ou trois kilomètres.  Une seule bombe pouvait désintégrer les trois quarts de la planète, alors ils imitaient les glorieux ancêtres.  Tous les jours il y avait une colline à conquérir ou à ne pas perdre.  Ou un ruisseau, ou même une maison.  A la mitraillette, quand c'était pas à l'arme blanche.  J'avais une vingtaine de soldats à commander, et je passais le plus clair de mon temps à éviter les bêtises.  On n'a pas pris beaucoup de collines, et on n'a pas perdu grand monde.  Mon lieutenant retenait surtout les collines… donc m'appréciait de plus en plus.  D'ailleurs, même si c'était plus difficile à comprendre, les soldats aussi notaient qu'on ne prenait pas tellement de collines.  Et ils étaient sincèrement contrariés...
                 Disons que le lieutenant Delort n'aurait sûrement pas eu l'idée de m'épingler une médaille sur la poitrine.  Mais le lieutenant Delort n'est plus là.  Soit.  C'est le colonel qui l'a fait.  Enfin qui voulait le faire lorsque je me suis évanoui.  Ou bien le général.  Juste après les compliments d'usage.

"... au courage que ces circonstances tragiques ont su en vous révéler... mémoire héroïque de notre unité..."

                  Plein de types au garde-à-vous dans la cour, çà c'était le colonel.

“... à Jean- Michel Meulon six mois de permission exceptionnelle... les pourparlers... ce délai suffira à ramener la normalité..."

                  Cadeau du général, parfaitement.
                  C'est au moment où ils avaient voulu me serrer la main que je m'étais évanoui. Depuis, je suis donc un héros militaire.  Je continue à vous raconter.

            Cette fois-là c'était une colline pas plus grosse que les autres.   Une colline très importante.  Tellement importante que le lieutenant Delort avait pris le commandement.  Son groupe avait pris trois collines en une semaine, il restait vingt hommes, puisque les trois collines en avaient coûté soixante.  Vingt lui, vingt moi, on était quarante.  On est partis vers quatre heures du matin pour être à destination avant le lever du jour.  Le lieutenant nous a fait suivre le lit d'un ruisseau qui devait être bourré de truites.  Bon.  Sur place on a fait le point.  Les autres avaient placé une mitrailleuse au sommet.  Evident qu'il y aurait du grabuge à voir la conformation des lieux.  C'était pas une colline, c'était un pic rocheux avec une seule pente accessible en face de nous, qui se resserrait en entonnoir.  Si la mitrailleuse prenait çà en enfilade, les truites auraient de quoi bouffer jusqu'au siècle prochain...
                Lui aussi l'a compris, je veux dire le lieutenant.  Mais lui c'était le lieutenant Delort.  Un de mes soldats lui a montré la solution.  Il a repéré un sentier minuscule sur le versant à pic qui avait l'air de conduire au nid de frelons.  Il a fait remarquer qu'un homme seul pourrait fort bien, d'une simple grenade... L'idée a satisfait tout le monde, au point que tout le monde se portait volontaire.  Moi, je voyais pas l'intérêt d'envoyer un seul de ces types se rompre les os pour conquérir ce caillou, sans compter le carton que la moindre sentinelle... Je l'ai fait remarquer courtoisement.  Bon.  Delort m'a fait un grand sourire pour dire, pas de problème, c'était à moi d'y aller...
               Depuis toujours, la connerie me suivait comme un roquet.  J'ai vu dans ce sourire que, ma foi, si elle voulait me rattraper, c'était le bon moment.  Dans les yeux des soldats brillait la confirmation de l’événement, dans l'oeil droit le mépris, dans le gauche, sans blague, comme un désir d'être à ma place.  On m'a donné deux grenades en me demandant si je savais m'en servir, et j'ai entendu ricaner.
             Le sentier n'était pas aussi abrupt que je croyais. Les premières lueurs de l'aube esquissaient le contour des lieux.  J'ai pensé à la main de Muriel qui m'avait entraîné la première fois sur un chemin pareil à celui-ci.  J'avais douze ans. La grenade que je serrais pouvait pas être beaucoup plus dangereuse que cette main-là.  Bon.  J'ai grimpé comme çà jusqu'en haut en faisant bien attention où je posais les pieds.  Je me racontais que de l'autre côté se tenait le gouffre où guettaient les plus grosses truites...
           Je suis arrivé au bout du sentier.  Le bois sentait fort comme un chien mouillé.  A chaque pas j'attendais la détonation, et la connerie me bouffait les mollets.  A quelques mètres s'ouvrait une grotte à flanc de roche, d'où sortaient les antennes de deux mitrailleuses.  Les types devaient dormir.  Ils n'avaient pas de sentinelle.  Je me souviens pas d'avoir dégoupillé une grenade, mais je me souviens du geai qui s'est envolé en criant.  La grenade m'a échappé, et sa petite boule de mort a explosé trop loin, vingt mètres en contrebas.  Il y eut un hoquet de silence ironique, et puis en bas, les autres fous se sont précipités en gueulant...
             La mitrailleuse a pas fait de détail.  Trente neuf corps se sont allongés pour l'éternité dans un bruit insupportable.  Quand j'ai relevé la tête, j'ai croisé le regard d'un type qui sortait de l'abri.  J'aurais juré le visage du gosse qui m'avait pris Muriel.  Je me suis débarrassé de l'autre grenade comme on chasse une guêpe prise dans les cheveux.  La colline cette fois a vomi les flammes d'un volcan.  Et je me souviens plus de rien.

               Lorsque je me suis réveillé, un lieutenant était près de moi.  Mais c'était plus le lieutenant Delort... Il m'a expliqué, pour la médaille.  La connerie s'était un peu éloignée, mais elle montrait toujours les crocs.  Il était sincèrement content, pour la colline.  Restait plus qu'à taper trente-neuf lettres aux familles...
                Puis le colonel m'a touché l'épaule.  Il m'a dit de ne pas me faire de souci, il ferait effacer deux mots soulignés en rouge dans mon dossier militaire.

                Dans une semaine, retour à la librairie.  C'est Rita qui va être contente...



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