Tableau de Carel Fabritius, 1654 |
Impression mitigée après lecture de l'énorme ouvrage de Donna Tartt Le chardonneret. Je suis allé au bout des 1100 pages de l'édition "pocket", ce qui signifie que l'intérêt a persisté tout au long de ce voyage au long cours. L'expression n'est pas vaine quand on sait que cette petite femme de 50 ans a mis 10 ans pour l'écrire, durée à peu près équivalente au temps mis pour composer ses 2 précédents romans (Le maitre de illusions et Le petit copain). Le premier livre l'avait d'emblée rendue sinon célèbre du moins connue, mais Le chardonneret a décroché le jackpot du prix Pulitzer en 2014.
Alors pourquoi mitigée ? Bien des choses sont réussies et parfois admirables dans ce livre.
Le sujet est original, un jeune ado de 13 ans est victime avec sa mère divorcée d'une explosion qui détruit en partie le musée Metropolitan de New York. Sa mère y perd la vie et lui s'en sort en emportant sur la demande d'un vieil antiquaire lui aussi victime (touché à mort) un petit tableau, une des rares merveilles conservées d'un maitre hollandais du XVIIè, Carel Fabritius , ± élève de Rembrandt et inspirateur de Vermeer. Entre l'âge de 13 ans et l'âge de 27 ans, il fera tout pour garder cette oeuvre secrète, qui l'obsède, rappelle sa mère adorée, mais fait aussi de lui un voleur lourdement condamnable, dans sa vie cahotique qui le conduit dans une famille d'accueil de la grande bourgeoisie de Manhattan, puis chez son père alcoolique ± repenti à Las Vegas quand celui-ci finit par se manifester, puis retour à New York à la mort du père, où il retrouve Hobie l'associé du vieil homme décédé dans le premier drame du musée, grâce à une bague confiée juste avant de mourir, et ce restaurateur de meubles et d'oeuvres d'art deviendra une sorte de père respectable de substitution.
La charge symbolique du tableau (un petit oiseau, une patte liée à son perchoir, donc prisonnier, fait front et vous fixe) est le fil rouge de l'histoire d'un passage à l'âge adulte, depuis la candeur enfantine jusqu'aux noirceurs adultes, en conservant cahin caha une âme d'enfant.
Des liens particuliers se tissent à ces différentes étapes, les plus importants étant celui avec Boris à Las Vegas, une sorte d'Huckleberry Finn d'origine slave, à la fois candide, sans scrupules et sans peur, et celui avec Pippa, une fille rousse qui accompagnait le vieil homme victime de l'attentat (ou pas ? ce n'est pas le propos) au musée, dont il est tombé amoureux au premier regard, qu'il retrouve chez Hobie, et pour qui il gardera un amour platonique non partagé digne des Hauts de Hurlevent. Moins signifiants mais réels, les liens conservés avec les Barbour, sa famille d'accueil de la haute bourgeoisie New Yorkaise, parents d'un premier ami d'école; il va même se marier vers la fin avec une des soeurs sans amour des 2 côtés, en caricature douce des mariages intéressés de la haute société.
Les références à la littérature sont multiples et ambitieuses (de Dostoïevski à Dickens, ou à Truman Capote, etc…), les milieux sociaux sont décortiqués dans les plus petits détails, comme les réflexions sur l'art, les effets des drogues (très présentes et bizarrement familières au héros, presque une routine), le monde tortueux des restaurateurs d'art, sont passés au crible, Amsterdam interlope, Manhattan grand bourgeois, Las Vegas gigantesque artifice sont sondées de façon incisive et l'écriture est parfaitement fluide même dans une effarante complexité de miniaturiste.
Alors quoi, donc ? Eh bien malgré cette impressionnante écriture proustienne, sans pour moi l'ennui que génère celui ci (pardon, monsieur Marcel…), un truc cloche quand on arrive à prendre un peu de recul pour s'asseoir un peu sur la berge de cette Amazone de mots. Quand on est dans le courant, on ne s'en aperçoit même pas, on se laisse emporter. Si on arrive à se poser, on trouve que la faille est curieusement d'ordre émotionnel. Hormis l'extraordinaire scène de l'explosion, beaucoup de sentiments transmis ont quelquechose d'artificiel, malgré des précisions qui seraient pain béni pour un cinéaste (arrière pensée de l'auteure ?). Quand le héros souffre, et c'est terriblement souvent, on ne souffre pas avec lui, en fait, quand il se drogue, ses éléphants roses semblent autant de clichés (certes, je ne me suis jamais défoncé), quand il est amoureux transi, on ne le "sent" pas bien (et certes, cette fois, j'ai déjà été amoureux transi). Et puis, on le suit entre 13 et 27 ans, âge bourgeonnant s'il en est, et quasiment rien question sexe, ou alors des allusions à peine dessinées, au point qu'on se demande pour le coup (honte à moi !) ce qu'il en est de l'auteure (50 ans, et célibataire je crois) de ce point de vue. La réalité des émotions perçues, pour fouillées, développées, ciselées, qu'elles soient, n'est pas souvent parvenue jusqu'à moi.
Donna Tartt dans une interview prétend qu'elle se souvient exactement de chaque mot de cet énorme livre. Cela irait jusqu'à m'inquiéter, si je devais la rencontrer… Malgré l'évident respect que j'ai pour ce travail de titan, et encore une fois l'intérêt de ce roman touffu mâtiné de thriller (surtout la dernière partie, là encore un peu cliché), je garde la réserve que j'ai souvent devant les films américains, images et mise en scène superbes, mais sentiments souvent plaqués, fabriqués, pas toujours crédibles ou bien convenus.
PS: je ne signale pas sur ce blog toutes mes lectures, un mot pourtant à propos d'un autre livre lu récemment, Le problème Spinoza, mine de rien un élégant cours vulgarisateur de philosophie et de psychanalyse par Irvin Yalom: un haut dignitaire nazi au nom juif (Rosenberg), théoricien antisémite de la solution finale, est curieusement fasciné par le philosophe juif "excommunié" en son temps par sa communauté à Amsterdam. Etonnant, non ? Etonnant, je ne sais pas, Yalom avance quelques explications, mais passionnant, ça oui.