Une femme sur 10 serait victime de violences en France, une sur 50 seulement porterait plainte. Ces chiffres font peur. 675.000 femmes victimes de violences en 2008/2009, 156 femmes mortes de coups reçus en 2008… Sans doute faudrait-il, comme cela s'est produit concernant l'insécurité dans le métro de New York, viser la tolérance zero. Une femme frappée une fois, même sans subir de blessure importante, semble hélas devoir l'être encore, quel que soit le remords affiché par l'agresseur, et les attentions parfois redoublées visant à obtenir le pardon. La nervosité, la fatigue, la passion, la jalousie ne peuvent en aucun cas être une excuse. Il manque un commandement au décalogue.
La situation est sans doute pire dans nombre de pays, où les femmes pourtant meurtries et victimes continuent d'être indulgentes avec leurs enfants mâles, s'attendrissant devant de petites brutalités qui les rendent imprudemment fières de manifestations vécues comme l'expression d'une virilité bien née… Ce paradoxe m'a toujours étonné: les femmes ont encore presque partout en charge l'éducation des petits enfants, et ne semblent pas pour autant réussir à inculquer à ceux ci le respect des femmes… C'est un peu ce sujet que j'aborde dans la nouvelle que je vous présente aujourd'hui.
JUSQU'AU COU DANS L'EAU BLEUE
Elle prend son bain avec le bébé. Elle disparaît presque entièrement sous la mousse. Le bébé rit aux éclats, disperse la mousse avec des gifles et des coups de poing brutaux dans l'eau bleue. Elle sent son corps peser plus lourd, s'étaler lentement au fond de la baignoire comme une pâte à gâteaux. Elle regarde la vapeur se déposer sur les miroirs, la fatigue quitter son corps pour donner ce voile moite et translucide. Elle essaye de respirer profondément. Elle voudrait s'endormir.
Bébé ressemble à son père. Mêmes boucles brunes, mêmes yeux noirs, même énergie compacte. Et puis cette brusquerie, parfois attendrissante, plus souvent déroutante, suite à de longues bouderies où mijotent des réserves de violence qui de loin en loin explosent comme des pétards.
- C'est un vrai petit mâle ! disent les gens autour d'elle, en esquivant des moulinets rageurs.
Elle sourit, pour faire plaisir. Il est vraiment beau, son bébé, elle en est fière, çà oui, Elle se demande encore de temps en temps si elle est bien sa mère, si c'est bien son ventre qui a conçu ce chef-d'oeuvre minuscule. Elle a eu vent d'histoires incroyables dans les maternités, d'erreurs d'identité, d'échanges de bracelets. Elle panique une fraction de seconde quand ces fantasmes surgissent, mais se rassure bien vite grâce à cette ressemblance évidente qu'il a avec son père.
Allongée dans son lagon miniature, elle fabrique des vagues avec ses jambes. Bébé regarde arriver sur lui ces caresses chaudes qui montent à l'assaut de sa coque potelée. Il tend le cou, un peu crispé, et quand la vague reflue frappe l'eau à toute volée pour éclabousser.
- Maxime ! Plus doucement ! Tu vas tout inonder !
Le bébé l'observe en tenant son sexe à pleines mains, puis saisit brusquement un canard en plastique qu'il lui jette en plein visage. Elle soupire et se laisse glisser un peu plus dans l'eau bleue. De ses jambes elle emprisonne les hanches du bébé, de ses pieds lui masse les flancs. Il se balance et lui sourit.
Ce sourire aussi ressemble à celui du père. C'est sans doute ce sourire le responsable de tout. Elle ne se représente plus maintenant sa vie sans cet enfant. Elle essaye de penser à cette fille toujours coquette qui ne connaissait pas la fatigue. Elle masse son ventre et ses seins assouplis par l'eau chaude, son ventre surtout qui n'est jamais redevenu tout à fait comme avant.
Lui voulait absolument un bébé. Elle aurait préféré attendre, profiter de ce sourire. Elle aurait promené ce sourire partout, dans les dancings, les restaurants, elle l'aurait montré à tous ses amis, se serait délectée de voir son éclat transformer en médiocres grimaces ceux des autres garçons.
Mais le sourire n'aimait pas la compagnie. Passée l'embellie des premières parades, il se fanait désormais dès qu'ils n'étaient plus seuls. Au bout de quelques mois, le sourire ne fleurissait qu'en s'imaginant papa. En faisant l'amour, lorsqu'elle réclamait son plaisir à sa manière bruyante, il dérapait au moindre prétexte derrière des cumulus grisâtres tâchés de méfiance.
- Est-ce que tu criais comme çà, AVANT ?
Rien à répondre. Apprendre à étouffer les flammes, à saupoudrer de cendres les braises, brider l'imaginaire, tailler ses bourgeons. Le plaisir ? Pour lui un prurit dont il se débarrassait comme d'un insecte piqueur, précipitamment, avec une sorte de rage, se vengeant d'avoir cédé.
Maxime, pour ne pas perdre ce sourire. Durant neuf mois, lentement s'enliser, le cocon, pas de bruit, peu d'efforts. Couver Maxime, guetter le sourire, éloigner le feu. Il avait peur de faire mal au bébé. Pris l'habitude de s'éloigner, de rentrer tard, sans croiser son regard. Elle se contentait du sourire, quand il appréciait la rondeur du ventre de sa main. Elle n'osait pas réclamer cette main, honteuse de son désir elle s'habituait à la tendresse. Elle avait pris dix kilos, empâté sa bouche, enrobé ses cuisses, épaissi ses bras.
Maxime, quand il sourit, c'est toute la douceur du monde. Il escalade une jambe, et glisse à plat vers son ventre. Tête la première dans l'eau, de l'eau bleue dans les yeux, dans la bouche, il se met en colère, frappe le ventre avec une force étonnante.
- Arrête, Maxime, tu fais mal à maman !
Est-ce qu'il veut se venger de l'eau bleue ? Il pleure, un pleur bref secoué de tremblements, donne encore quelques coups, puis ramasse de la mousse, la jette hors de la baignoire, et se tourne vers elle, le visage radieux. D'un seul coup, il saute à pieds joints sur sa cheville. Elle pousse un cri de douleur et se masse le pied. Il la regarde avec froideur. Il joue au dur. Elle le giflerait.
- Petit homme ! dit-elle, ne te fâche pas !
Elle le prend dans ses bras, l'ensevelit dans la mousse, le savonne avec son corps. Il se débat, réclame son bateau, son canard et ses legos, trépigne d'impatience, ses cris sont impérieux. Elle cède, quitte l'eau douillette, va chercher les jouets. Elle frissonne, elle a froid. A son retour, Maxime sourit...
Elle entre de nouveau dans l'eau bleue, au plus profond, s'installe dans ce sourire, qui la pénètre, comme au jour de l'accouchement, quand le père était entré dans la chambre, fragile, égaré par l'émotion, pleurant des mots d'amour.
Maxime charge son bateau de pièces de lego, s'amuse à le voir couler, il le cache dans la mousse, il ne s'occupe plus d'elle. Le père va rentrer tard, il demandera si Maxime est couché. Il humera l'odeur en cuisine pour deviner le repas. Il dira qu'il en a par dessus la tête de l'ambiance au bureau. Il dira:
- Je suis complètement vanné, en allumant la télé.
Elle voudrait se diluer dans l'eau bleue. Elle caresse ses joues, ses bras, ses jambes, avec de la mousse. Elle ajoute de l'eau chaude, fait couler la pomme de la douche. Une pluie de gouttes lui masse le visage. Elle sent les crénelures de son ventre. C'est pour çà qu'il n'est pas tout à fait comme avant. La chair s'est distendue par endroits, a formé quelques vergetures. Elle voudrait les oublier. Elle aimerait se faire masser, pendant des heures, plonger dans sa boîte de maquillage, mettre sa robe croisée dans le dos.
Sa robe rouge croisée dans le dos.
Elle l'a portée une seule fois, cette robe. Elle était enceinte d'un mois, il ne le savait pas encore. C'était l'anniversaire de son frère. Tout le monde était sorti en boîte, elle aussi, malgré lui, qui aurait préféré rentrer. Elle avait dansé jusqu'à l'épuisement. Beaucoup d'hommes l'invitaient. Elle disait oui à tous pour dire non à chacun. Il boudait. Elle se souvient de cette soirée, de sa force. Elle se sentait belle. Elle préparait sa surprise. Elle se trouve belle. Elle n'est pas seulement la mère de Maxime.
- Maxime ! Souris-moi !
Maxime sourit. Son beau sourire. Elle glisse un peu plus loin dans l'eau bleue, ses fesses rencontrent la pomme de douche et son courant d'eau tiède. Elle s'installe dans ce courant. Elle pense à cette robe qui rend son dos superbe. Elle se détend. Maxime gazouille. Il joue calmement. Elle fredonne, elle oscille dans le courant. Maxime ne s'occupe pas d'elle, n'a pas besoin d'elle. Elle veut le sourire, seulement ce sourire, rien d'autre. Elle porte une robe rouge, elle se souvient de cette soirée, où elle n'avait peur de rien. Ils étaient rentrés à l'aube, elle l'avait submergé avec insolence, elle préparait son cadeau, il s'était laissé prendre. Elle ne savait plus où elle était, elle était rouge, elle était femme, elle était bruyante, elle l'emportait sur la croupe de son désir...
Une fois de plus, il avait été désarçonné trop vite. Elle avait terminé son parcours en solitaire, elle avait osé, affranchie par son offrande encore secrète. En ouvrant les yeux, au lieu du sourire, elle avait rencontré des soupçons qui l'interrogeaient.
Elle y pense sans douleur, cela la ferait plutôt rire, elle pense à ce que cet homme avait dit à cet instant. Les paupières mi closes, elle remonte le courant, elle glisse dans l'eau tiède, l'eau bleue affleure à son cou. Elle s'agglutine sur la pomme de douche, s'ouvre à la gerbe de ses doigts. Elle ne fredonne plus, elle gémit.
Bébé interrompt ses jeux, prend son air étonné. Une expression qui n'appartient qu'à lui, qui le rend encore plus beau. Elle saisit la tête de Maxime à deux mains, pose un baiser sur ses lèvres. Elle éclate de rire. Elle dit:
- Répète après moi, mon trésor, dis les mots de papa:
" Si-tu-me-trom-pes-je-te-tue "
Le bébé effrayé éclate en sanglots. Elle est prise de fou-rire.
Bébé pleure de colère, frappe l'eau du bain comme s'il frappait un ennemi.
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