Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

vendredi 8 février 2013

Bis cannabis





                 Un article récent du Figaro revient sur les dangers du cannabis, en ajoutant à ceux déjà connus l'augmentation des risques d'accident vasculaire cérébral. Je dis à ceux déjà connus alors que je ne suis pas sûr qu'ils le soient effectivement, à voir combien banale est devenue la consommation de cette drogue chez les jeunes. Peut être Le Figaro souhaite-t-il influer quand le débat sur sa dépénalisation rôde toujours...

                L'effet pervers que j'ai constaté le plus souvent  au long de mon parcours de médecin et qui me semble le plus notable mais aussi le plus négligé parce que le plus sournois, est pour moi la démotivation progressive chez les fumeurs réguliers, qui ajoute sa touche brumeuse aux démotivations dont est responsable une société qui effraye plus qu'elle ne sollicite. Voir des jeunes ne sachant déjà pas quoi faire de leur vie préférer flotter dans une anesthésie progressive en attendant qu'un déclic tombe du ciel est plutôt attristant. Ils finissent par se foutre de tout, et c'est au moins aussi grave que les accidents cérébraux, ponctuels et avec donc bien peu d'effet repoussoir. Cette constatation n'aide en rien pour savoir s'il faut ou non quand on veut traiter, dépénaliser...

                Je n'ai eu à soigner que peu de jeunes "accros" aux drogues douces ou dures, je veux dire à les soigner précisément "pour" leur addiction. Car il est très difficile d'établir un contrat de soins avec des personnes dépendantes prétendant vouloir se libérer de cette dépendance. Trop de ruses, de faux fuyants, de récupération, en fait un jeu de dupes pour un généraliste ne s'étant pas investi "en spécialiste" pour cette mission. C'était souvent pendant les gardes qu'on se trouvait confronté brutalement au problème devenu urgence. La nouvelle intitulée "Lettre anonyme"que j'ai choisi de vous présenter aborde une situation me semblant localement un peu moins fréquente que disons il y a une quinzaine d'années,  peut être une illusion à voir ce bilan européen.

                                                       LETTRE ANONYME

                Je t'écris.  Je te parle.  Je te veux vivant.

                Imagine: rue de la Vieille Intendance, le quartier de la gare, autant dire un coupe-gorge taillé dans des immeubles accablés de suie...
                Imagine encore: la nuit, comme toujours...

               Je n'invente rien.  J'étais là.  Toi aussi.  Quelque part.  Dans un de ces boyaux, un homme se hisse jusqu'au dernier palier.  Il est tendu, il a l'air épuisé.  La seule lumière dont il dispose est une flamme de briquet vacillant dans les courants d'air.  Attentif à ne pas trébucher, il cherche surtout d'instinct l'affrontement dans la pénombre agglomérée.  Il avance courbé, sur la défensive, franchit une porte saccagée, puis tâtonne dans une pièce à l'abandon, où l'obscurité finit par libérer la silhouette fuyante d'un adolescent.

- Il est là...

                Comprends-moi bien: le murmure est à peine audible, le gringalet qui vient de chuchoter n'ajoute rien.  Son visage immobile est tourné vers un angle de la pièce, où tu distingues à peine les contours d'une paillasse.
                   Sur le grabat, un corps anéanti se noie dans l'air glacial.
                  Imagine toujours: l'homme s'approche, plus tranquillement, sa peur disparaît, balayée par les automatismes.  Ses doigts trouvent un poignet décharné, cherchent un oeil qui dérape, giflent une joue pâteuse. 

- Appelle le SAMU...

C'est ce qu'il dit à voix basse, ce qu'il répète, violemment: 

- Appelle le SAMU !

Derrière lui, les ombres s'entortillent, l'humidité pèse de tout son poids.  L'adolescent hésite encore.

- Sinon, il va mourir.

             Tu parles calmement cette fois, ton calme est proche de l'indifférence.  Tu déplaces le corps, le traînes à même le sol, frappes la poitrine avec le poing, retournes en sentinelle guetter le pouls sur le poignet.  La pulpe de ton index accroche les pas assourdis de quelqu'un qui s'éloigne...
             Car le gamin a fini par céder, il s'engage maladroitement dans le colimaçon sordide.

            C'est la nuit, te dis-je, le versant désolé de la nuit, son ubac.  Les yeux de l'homme s'habituent progressivement à l'obscurité.  La pièce est nue ou presque.  A côté de la paillasse, des mégots se consument au fond d'un verre, un peu plus loin l'aiguille d'un phonographe est clouée sur un disque.  En arrière-plan veille une chaise, et une porte sur deux tréteaux doit tenir lieu de table.  Les ombres, à grands mouvements pendulaires, estompent et subtilisent les objets...
            A tes pieds le corps disloqué aspire bruyamment de longues goulées d'air, puis se rétracte, pour demeurer inerte durant plusieurs secondes.  L'homme à cet instant est tenté de partir, de n'être plus concerné.  La fatigue endolorit ses gestes, l'englue dans son abandon.  Il saisit sa sacoche du geste de qui va s'en aller, l'ouvre pourtant machinalement. Une enseigne lumineuse extrait de la rue quelques lueurs dans lesquelles il s'installe pour trouver la nalorphine.  Il charge une seringue, tâte au creux du bras, injecte prudemment le produit.  Les pulsations, au poignet, hoquettent leurs signaux de machine déréglée.
           Tu sais bien qu'il ne reste plus qu'à attendre.  Le visage intoxiqué s'est immobilisé dans un reflet qui ne lui donne pas plus de vingt ans.

- Puisque tu veux mourir...

           Ferme les yeux: ta voix a résonné dans le vide de la pièce misérable, a ricoché d'un mur à l'autre avec un timbre étrange, un écho furtif qui gomme l'absurdité de ta phrase.
          Alors tu écoutes le silence.  Il te semble que la respiration devient moins anarchique, le pouls moins filant...

            Maintenant l'homme se lève, marche sur le parquet qui se brise lentement, avec de ces précautions qu'on retrouve dans les chambres mortuaires.  L'unique fenêtre plonge dans la rue recroquevillée sous la nuit, où les vieilles bâtisses encrassées pompent les halos de l'enseigne.  Il attend l'ambulance, la flamme bleue du gyrophare, redoute le tapage de la sirène.  Il allume une cigarette dont l'âpreté devrait submerger  le clapot fade du dégoût.  A l'angle de la rue, dans sa voiture, clignote  la minuscule ampoule du radiotéléphone. L'homme manipule en vain dans sa poche le récepteur, puis se résigne à laisser l'ampoule s'éteindre, la sonnerie voltiger comme une étincelle à travers la ville à la recherche d'une autre proie...
              Imagine: dans ton dos, les ombres se déplissent, défont leur écheveau..    Le corps derrière toi s'anime de reptations amputées, la mort se retire avec une tortueuse délicatesse.
             Tends l'oreille: le silence culmine un instant, puis se heurte à des mots clandestins:

- Qu'est-ce que vous foutez là ?

Des mots de contrebande:

- File-moi un clop...

              L'homme s'avance sans rien dire, tend sa cigarette à la main surgie du noir.  Ensuite il range méthodiquement la trousse de médicaments, boucle sa sacoche et avance à tâtons vers la porte, en écartant du bras les ombres chauves-souris, en piétinant la fatigue.  L'escalier le reprend dans une valse glacée jusqu'à la rue.
             A quelques mètres, l'adolescent grelotte dans le renfoncement d'un porche:

- Et le SAMU ?, demande l'homme.

           L'autre baisse des yeux qui se noient dans la pierre.

           Deux heures encore, avant le jour.  Remonte le col de ton manteau, retourne à pas rapides vers ta voiture.




3 commentaires:

  1. wow, cette lettre est tiré d'un bouquin non ? histoire touchante et style magnique

    merci pour ce partage

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  2. @Nantais: non, je l'avais publiée en revue (je crois que c'était "Nouvelle Donne",la revue , mais plus tout à fait sûr), le texte est bien de moi, dis-je en rougissant, merci à toi…

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  3. bravo, je viens de passer une heure sur ton blog, j'adore ton ecriture !

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