Après 2 tables finales récentes sur des tournois à petit
buy in sur un champ de 500 puis 1000 personnes, pour la première fois depuis quelques mois, l'envie m'est venue d'écrire quelques réflexions à ce propos…
Le poker est un simple jeu de cartes. Faites bien attention à la place de l'adjectif "simple" dans la phrase… Car il est tout sauf un jeu de cartes simple…
Mais ce n'est qu'un jeu de cartes, pratiqué autrefois dans les tripots, les saloons, autour d'un feu de camp, ou dans des arrière salles obscures ... Maintenant dans de rutilants casinos, dans d'immenses salles de réunions, et depuis quelques années on peut s'y adonner depuis le fauteuil de son salon, pour peu qu'on connaisse des rudiments d'informatique et qu'on dispose d'une ligne internet. C'est le poker en ligne…
L'engouement actuel pour ce jeu prend d'étonnantes proportions… Depuis un petit pays comme la France, où les joueurs n'ont pour s'affronter qu'une arène limitée par la loi à leur territoire, vous avez par exemple à 15h45 ce dimanche, une journée quasi printanière, 69803 personnes connectées sur un seul parmi la vingtaine de logiciels disponibles, ce qui correspond à la population entière d'une ville comme Béziers…
Le poker en ligne devrait en réalité se nommer le
poker sur la ligne, car c'est un jeu pour funambules, le poker sur un fil… Vous n'avez pas comme quand vous êtes attablé des adversaires en chair et en os, dont vous allez épier les tics, les manies, les gestes, le maintien, les réactions émotionnelles, et, s'ils ne se retranchent pas derrière des verres fumés, le regard… Vous n'avez face à vous que des identités d'emprunt, les pseudos, à la rigueur leur réputation et leur grille de résultats… Vous disposez d'indices microscopiques pour repérer d'éventuelles routines chez vos adversaires… Un tel lorsqu'il suit instantanément sera sur un
tirage , tel autre a tendance à vouloir piéger en masquant la force de sa main, tel autre encore mise gros quand il bluffe ou utilise tout son temps de réflexion quand il possède un jeu forcément gagnant… Vous avancez donc à tâtons encore plus que lorsque vous êtes entouré de "visages de poker"(poker faces) se voulant impénétrables, mais susceptibles de se trahir par maints détails…
Il est de ce fait indispensable au presqu'aveugle que vous êtes de posséder un bagage technique conséquent, et un sens aiguisé de l'équilibre… Le poker dans sa variante la plus populaire du Texas Holdem dont je ne rappellerai pas les règles élémentaires accessibles un peu partout, par exemple
ICI , est un jeu qui réclame de l'agressivité… Mais cette agressivité se doit d'être contrôlée en permanence sous peine de vous entrainer dans la chute comme la moindre maladresse précipite l'équilibriste dans le vide... Et encore, le fildefériste est en état de risque maximum par le fait même d'être sur son fil, pas question pour lui d'agressivité, il doit reproduire à l'identique des gestes millimétrés sur tout son parcours sans s'écarter d'un iota s'il veut atteindre sa destination…
Le joueur de poker de tournoi ne peut pas se contenter de cette prudence de sioux qui le mènerait inexorablement à perdre sa provision de jetons sauf en cas de
rushes de cartes honteusement répétés… Bien sûr, dans nombre de situations il doit coucher sa main de départ (folder) sans état d'âme… Mais s'il veut faire fructifier son capital jetons, il se doit d'être à l'affût de toutes les opportunités qui se présentent… Et chacune de ces occasions le met dans le même temps en danger…
Tout le monde sait qu'une paire d'as AA est le plus fort jeu au départ du déroulement d'une main, quand tous les joueurs ont sur leur écran 2 cartes visibles… L'heureux propriétaire de ce diamant brut voudra qu'il lui rapporte: il va donc miser, et, emporté par son élan, va, plein de confiance, mettre un joli paquet de jetons d'un clic assuré, le voyant déjà doubler ou tripler avant de revenir à lui…
Hélas cette mâle confiance a pour seule conséquence d'effrayer tous les opposants qui s'inclinent sans demander leur reste, ayant compris qu'ils allaient devoir affronter quelque monstre… Le tas de jetons retourne piteusement à son propriétaire, à peine modifié par les 3
blinds qu'a rapportées cette démonstration de force excessive…
Donc, et même s'il lui faut attendre dit-on 220 mains en moyenne pour bénéficier du même bijou, la prochaine fois que AA va s'allumer sur son emplacement, notre héros échaudé va s'avancer masqué en cliquant innocemment sur une petite somme juste suffisante pour lui donner le droit de jouer le pot… Se pourléchant les babines à l'idée de la suite, il va tout content constater que 4 individus, pas moins, se sont jetés dans la gueule du loup, et ont suivi en sifflotant… Sur le
flop 7K2, avec 2 coeurs, un des étourdis va miser, un autre suivre… N'ayant pas de coeur et ayant bien appris sa leçon, qui dit qu'il faut protéger une forte main si un tirage couleur ou quinte apparait au flop, notre héros va relancer, et se faire suivre une seule fois… L'inconscient d'en face va miser une nouvelle fois sur la
turn, comme si ce 4 pouvait bien changer quelquechose… Le possesseur des As relance alors à tapis, l'agressivité qu'il avait bridée au départ du coup étant trop heureuse de se donner libre cours, l'unique adversaire va payer pour les 2 autres pleutres subitement occupés à d'autres tâches… Hélas celui ci non seulement suit, mais dévoile un brelan de 2, et engloutit Mr AA qui s'aperçoit un peu tard qu'il avait quelques jetons de moins que son bourreau, et se trouve donc éliminé…
Où se trouve donc la vérité ? La troisième fois que va briller la pépite, il va choisir la voie moyenne, relancer, toujours se rappelle-t-il, mais pas trop, selon la situation car il a fini par comprendre, après quelques bordées d'injures incrédules, qu'il avait troqué un excès contre un autre, que s'il avait assimilé une leçon au flop, il n'avait pas pour autant assimilé l'ensemble du cours, et présentait des lacunes sérieuses dans la première partie… Il va enfin connaitre la situation idéale, n'avoir qu'un opposant au flop, et va gagner enfin, dans 80% des cas si les enchères atteignent leur maximum avant le flop, et perdre 1 fois sur 5, disent les mathématiques… Si le coup se déroule, il va gagner peu ou beaucoup selon la subtilité de ses mises, ou bien perdre soit du fait d'une nouvelle lacune dans le déroulement du coup, soit parce que l'adversaire a été chanceux, parfois d'ailleurs en commettant lui même une erreur… gagnante !
Vous voyez bien, à cet exemple où pourtant vous est octroyée d'emblée la main la plus forte du Holdem, combien la chute à chaque instant guette le joueur de poker… Imaginez qu'un tournoi comprend des centaines de mains, que chacune d'elle nécessite 4 tours d'enchères, et que le fil est savonné sur chacune des étapes… Imaginez qu'il vous faut chaque fois évaluer:
- le stade où en est le déroulement du tournoi
- votre tapis
- le tapis de chacun des autres
- la hauteur des blinds
- votre position par rapport à ces blinds
- l'image que vous vous faites des autres, vous l'internaute malvoyant, juste d'après ce que vous avez vu de leur façon de jouer, et l'image qu'ils se font de vous
- le tout en ayant donc en moyenne 219/220 fois deux cartes de valeur variable mais en tout cas moins fortes que les 2 As, élément que le débutant regarde en priorité, qui pourtant en règle général est le moins déterminant, au point que le navire amiral du poker internet en France en a fait sa devise "l'important au poker ce ne sont pas les cartes, mais ce que vous en faites"…
Cette obligation d'être agressif à ce jeu, sous peine d'être dépouillé par touches successives de son magot de départ, mais de moduler en permanence son agressivité à bon escient, est source d'une tension constante, d'une frustration quasi continuelle, car rien ne se passe, la plupart du temps, comme vous l'avez prévu…
Plus souvent à vos yeux que ne concèdent les statistiques votre bombe préflop n'est plus qu'un pétard mouillé par la
rivière, parfois en consolation votre poubelle laisse échapper une peau de banane sur laquelle glisse l'imprudent qui a oublié de vous la faire ranger… Il faut tout autant savoir décocher son cran d'arrêt, remettre son colt à la ceinture en faisant semblant d'avoir été là par hasard, que se glisser comme un serpent dans une erreur de l'adversaire pour mordre jusqu'au sang le doigt qui croit éliminer d'une pichenette un ver de terre…
Savoir résister à la frustration est une arme admirable, qui manque particulièrement à l'époque du "tout, tout de suite"… Elle n'a pas de valeur en elle même, elle fait plutôt appel à un certain masochisme de l'attente, un stoïcisme qui préfère différer, contenir ses élans… Mais elle est un argument essentiel du joueur de poker, qui se doit d'intégrer le principe de réalité cher aux psychologues bien plus souvent que le principe de plaisir…
En ce sens un joueur de poker, qui peut certes avoir une relation addictive à son jeu en étant soumis au principe de plaisir, doit bien plus souvent qu'il ne voudrait pour y être gagnant subir la poigne impérative du principe de réalité… Frustration de l'absence de cartes pendant 2,3,4 tours de table, frustration de l'absence de bénéfice tiré de bonnes cartes, frustration de voir s'écrouler en 2 mains qui tournent mal le travail accompli pendant les cent précédentes, frustration ultime de l'énorme
bad beat sur la première très grosse main qui a suivi un cortège de mains injouables…
Je ne suis pas personnellement connu dans mon entourage pour un caractère impulsif, pour mon impatience pathologique ou mon orgueil…Eh bien tout à l'heure, après avoir rétabli pourtant dans un tournoi turbo une situation compromise par un bad beat à 20 places des rémunérations en triplant avec une paire de 6 déjà kamikaze, je vois le large chipleadeur de la table couvrant tous les autres 3 ou 4 fois mettre tous ses jetons avant le flop sans irréfutable logique apparente… Je n'avais aucune raison apparente non plus d'aller le titiller avec mon AT même
suité … C'est pourtant ce que je fis en suivant, croyant avoir décelé un abus de pouvoir… L'individu possédait AK, et m'envoya derechef réfléchir aux effets néfastes de la frustration isue de mon badbeat…
Plus le temps passe et plus je suis admiratif devant les rares champions qui réussissent en tournoi des performances à répétition, en plus parfois en jouant plusieurs épreuves simultanément ! J'ai cessé d'être découragé après la première heure en voyant les leaders provisoires de la compétition posséder déjà 7 ou 8 fois le tapis moyen, même si cela reste parfois ubuesque, ayant compris que nombre d'entre eux plus tard se prendraient les pieds… dans leur tapis, mais avancer jusqu'au bout sur le fil d'un tournoi comme sur le mât huilé de la fête du 15 août dans le port de Collioure me semble vraiment digne d'éloges lorsque c'est répété…
Quand cela vous arrive, joueurs récréatifs, faites comme moi, savourez cet instant comme la friandise qu'il est… Ne vous imaginez pas reproduire à volonté l'exercice, vous risqueriez une fois de plus, la frustration… Mais si certaines entreprises, à la recherche de profils (j'ai entendu dire par ex qu'un rugbyman avait souvent la cote, du fait des valeurs véhiculées par ce sport), si ces entreprises, donc, cherchent des profils positifs, peut être pourraient elles se tourner, au lieu de les fuir comme la peste par peur de l'image d'Epinal des flambeurs et de l'addiction, vers les gagnants réguliers du "poker sur la ligne"…