Je viens de lire cet ouvrage de Michel Bolasell, ancien journaliste de l'Indépendant, qui conte l'histoire passionnante de Buenos Aires et plus globalement de l'Argentine… J'y ai appris entre autres, en lien avec les billets précédents (quel sens de la transition !) que Che Guevara était un amoureux de rugby…
La lecture de ce livre m'a donné à la fois envie de lire l'autre livre de Michel B. consacré au tango…
LAIT DE PANTHERE
Depuis que Cochise avait été engagé chez la comtesse, le café des sports avait perdu son barman, c'est à dire son âme. On en parlait presque à voix basse, et les plaisanteries retombaient comme des pétards mouillés:
- Cochise est entré dans les ordres… de la comtesse
- La comtesse doit se saôuler au Blue Lagoon, à l'heure qu'il est…
Personne ne réussissait son rire. Au fond des verres, la tristesse laissait un dépôt fadasse...
Cochise, de son vrai nom Antonio, était un spécialiste des cocktails. Chevy, Dr Pepper, Mort rouge, Orage tropical, Eversquirt, Acapulco... aucun n'avait de secret pour lui. Il avait fui clandestinement l'Argentine à l'époque des colonels. Son profil d'indien se murait devant toute question à ce sujet, son œil devenait sombre, et on n'insistait pas. Bien assez qu'il fût au village la mascotte de l'équipe de rugby, et que son shaker connût les recettes les plus exotiques, agrémentées la plupart du temps d'une note personnelle d'une redoutable efficacité...
Quand un garçon jetait son dévolu sur une jeune beauté, il lui suffisait pour gagner la partie de faire absorber à l'élue un cocktail personnalisé par Cochise. Le barman jouait en virtuose des couleurs, des saveurs et des odeurs, proposant de chatoyants nectars d'allure inoffensive. Il enrobait son offrande, avec son accent inimitable, dans des phrases en nœud papillon, si bien que l'ingénue finissait par boire ce qu'elle prenait pour un poème. Cochise, dont le passe-temps favori semblait être de faire céder les filles honnêtes, nommait ses préparations "laits de panthère", souvenir d'un alcool de son Amérique du Sud dont il donnait volontiers la définition: "dans la bouche, le lait, dans le crâne la panthère".
Au café des sports se fêtaient tous les matchs, et les victoires étaient prétexte à des nuits où la morale n'était pas à l'étroit. Les fiancées des joueurs risquaient sérieusement leur réputation en venant se frotter à ses comptoirs. Le grand barman veillait sur ces petites bacchanales avec une feinte indifférence. Lorsqu'une fille sortait du lot, il lui arrivait en effet d'exercer ses talents à son seul profit. L'amoureux de la belle roulait sous la table dans les délais choisis par Cochise, grâce aux mélanges percutants que n'importe quel rugbyman acceptait d'ingurgiter si on mettait en doute sa résistance. Et de même tout nouveau prétendant. Si bien qu'en fin de nuit il arrivait qu'une seule virilité fût disponible. Et quelle virilité ! Hautaine, distante, flatteuse et cruelle, en droite ligne de la pampa ! On disait alors de Cochise qu'il "faisait la fermeture", et les cerveaux douloureux du lendemain rangeaient maladroitement les évènements dans le flou:
- Qui a fait la fermeture, hier soir, avec Isabelle ?
- Cochise on parie ?
On le traitait de salopard, sans réellement lui en vouloir. C'était un ami à double tranchant, voilà tout. Même les colosses de l'équipe se pliaient à cette sorte de loi, depuis qu'il avait mis sur le reculoir sans effort apparent le talonneur et les deux piliers en position classique de mêlée.
Tout ceci pour dire que le savoir désormais garde-malade de la comtesse était incompréhensible. Une trahison doublée d'un suicide. On essayait de se réconforter en rappelant le mystère sulfureux entourant la vieille femme. Elle n'avait bien sûr jamais eu de noblesse. Le surnom venait de sa demeure, un ancien castel à l'écart du village, et de ses coquetteries dont l'âge aggravait le ridicule. Comme à tous les grands voyageurs, on lui prêtait un passé inavouable et excentrique. Elle avait plus de quatre-vingts ans, un âge que le fard rend grotesque, un âge interdit de désirs. Cochise avait quitté son poste sur un coup de tête. L'appât du gain semblait le seul motif. On se souvenait d'une altercation récente entre lui et le propriétaire du bar, un parisien de passage une fois par an. La comtesse était riche. Elle était donc apparemment malade. Mais on se perdait tout de même en conjectures. Et puis, à quoi bon gagner 32 à 8 quand le nouveau barman n'avait jamais entendu parler du Green Island ni du Café mexicain, quand ses yeux de batracien endormi s'arrondissaient pour une commande plus élaborée qu'une bière pression ? Un seconde ligne poussant à trois heures du matin une chaise sur laquelle minaude un trois quart-aile maquillé en putain sous des oripeaux de sorcière, est-ce que cela n'était pas déprimant ? D'ailleurs l'équipe perdait de plus en plus…
Mais laissons là, cher lecteur, le bistrot et ses lampions flétris. Franchissons ensemble la lourde grille qui mène chez la comtesse. Vous serez sensible à cette marque de confiance, étant bien entendu que le premier qui fanfaronne ensuite à la terrasse du café des sports boira trois laits de panthère cul sec dans son lit d'hôpital…
Cochise vous l'avez compris est un athlète qui eût fait le bonheur de nombre d'équipes de rugby s'il n'avait dépassé d'une dizaine d'années la limite d'âge autorisée pour s'ébrouer sur un terrain comme une otarie frétillante. La comtesse est une vieille dame aimant la vie. Une vieille dame indigne. Pourquoi vouloir que l'âge la rende insensible à Cochise ? Oh! rien de prémédité dans sa démarche. Une petite annonce: à quatre vingt deux ans, je m'ennuie s'écrit je suis malade. Cochise se voit logé, nourri, grassement payé à ne presque rien faire. Depuis quelques mois, il ne supporte plus le tintamarre de son orchestre paillard et borné. Il s'estime racketté par le patron du bar. Ses savants cocktails disparaissent d'une lampée comme des mominettes, et leur explosion à retardement dans des crânes sans cervelle ne l'amuse plus. Il se prend à avoir honte de "faire la fermeture", envisage un ailleurs, aussi petit soit-il. Ce qu'il retient de la comtesse, ce qui le fait rêver, est qu'elle est comtesse, et qu'elle a beaucoup voyagé. Lui-même vient de loin, mais émigrer c'est fuir, non voyager. Antonio a fui trop longtemps. Il a fait son trou dans une campagne française, maintenant il veut s'enterrer, s'enferme dans cette demeure austère, endosse la défroque du serviteur...
Une lueur ténue brille dans le vieux regard à leur première rencontre. Cochise connaît les yeux des femmes, reconnaît le piment que leur donne le désir. Il se souvient des ragots concernant la comtesse. Certains prétendent qu'elle a construit sa fortune avec son corps, ce corps d'octogénaire habilement masqué d'amples plis colorés. Cochise ravale une intuition qui le met mal à l'aise. Comme une étoile trop lointaine, la lueur n'a pas l'éclat nécessaire pour franchir l'espace de quarante années. Et l'impossible pèse trop lourd. En face de lui, l'infime braise vacille et se voile, mais ne s'éteindra pas. L'illusion renaît parfois sur la nuque d'Antonio (car pour elle Cochise n'existe pas) penché sur l'âtre et attisant le feu, ou au creux de ses reins pendant qu'il taille une haie, sur sa lèvre surtout quand il lui fait des lectures hésitantes, avec cet accent qui la fige dans un sourire satisfait. La comtesse le prie de lire chaque jour, à haute voix et dans sa propre langue, Garcia Marquez, Borges, Cortazar, Coloane, Torga, Amado, Güiraldes... oui l'emmène en voyage, sillonne à ses côtés un continent de toute évidence cher à son cœur. Elle connaît le Brésil, l'Argentine, l'Uruguay, le Chili, et jusqu'à la Terre de feu, beaucoup mieux que lui-même. Ses rares commentaires retouchent la toile des écrivains, tissent en filigrane un itinéraire de toutes les beautés, de tous les mystères de l'Amérique du Sud. Elle ne conte rien de sa vie, lui ne l'interroge pas, mais une pierre en lui se brise, entrouvre son cœur à cette plaidoierie passionnée, qui cherche à lui restituer un pays qu'il avait désespéré d'aimer…
Un beau soir elle réclame à Antonio un repas de fête, en l'honneur de ses quatre vingt trois ans. D'un tiroir elle extrait la recette du charquican, et une pile de disques de Carlos Gardel:
- Je n'ignore pas, dit-elle, votre talent pour les cocktails, soyez un amour, improvisez un lait de panthère qui me conviendrait…
Troublé par la demande, Antonio prépare d'abord scrupuleusement un charquican. Il a voulu oublier la saveur de ce pot au feu parfumé à la marjolaine. A son corps défendant, un puzzle lentement assemble les images de son village natal, le visage de sa mère… Il se prend au jeu, et s'attaque avec enthousiasme à l'élaboration d'un cocktail. La villa recèle une cave où tous les alcools de la terre semblent présents... Mais Antonio hésite là où Cochise montait des gammes. Antonio essaye, goûte, tâtonne, se reprend, abandonne... Cochise ne buvait jamais une goutte des mixtures qu'il préparait. Une promesse après avoir failli mourir de la chicha sous la junte militaire. Les arômes prenaient pourtant toujours la place exacte que leur attribuait un instinct infaillible. Antonio comprend soudain ce que doit au désir cet instinct... Antonio vit cloîtré avec une vieille femme. Cochise n'a pas sa place ici, d'ailleurs Cochise est peut-être mort au café des sports, de n'avoir su donner du plaisir, seulement le prendre égoïstement…
La comtesse le félicite pour son charquican, qu'elle insiste pour déguster en sa compagnie, arrosé d'un Trapiche, un des meilleurs vins d'Argentine. Ils restent silencieux. Des tangos lourds et troubles s'enroulent tout au long du repas autour de la bouteille poussiéreuse... Elle réclame ensuite son cocktail. Antonio avoue son échec, mais elle n'est pas déçue, elle se met à rire. Dans ce rire, une minuscule lumière papillonne et trébuche à la recherche de Cochise...
Alors Antonio retourne à ses cornues. Elle a voulu qu'il l'installe dans un fauteuil devant la télévision de sa chambre. Elle a fait placer dans le magnétoscope une cassette sortie d'un coffre scellé dans le mur. Elle a dit que le Trapiche lui tournait un peu la tête, laissez la porte entrouverte, ne revenez qu'avec votre lait de panthère, n'est-ce pas ? Le tango danse, grave et solitaire. Elle a glissé ses mains sous ses robes, comme si elle avait froid...
Antonio dose, goûte, mélange, regoûte, rien n'y fait. Il se sent gagné par l'ivresse, et finit par choisir des alcools au hasard. Dépité, en colère contre lui-même et contre cette patronne capricieuse, il retourne à la chambre. Stupéfait, depuis le seuil, il voit sur l'écran un homme et une femme en train de faire l'amour. Une pellicule mitée, une colorisation maladroite rendent le spectacle irréel mais n'empêchent pas l'extrême beauté de la femme d'éblouir l'écran. Plus encore que sa beauté, c'est une extraordinaire sensualité qui émane d'elle, une liberté absolue. Antonio, fasciné, ne cherche aucun sens à ces images totalement pornographiques, et pourtant auréolées de l'éclat d'un désir total. Cochise dans l'ombre lui intime l'ordre de se taire. Cochise, hypnotisé, trouve au fond de son âme, tandis que défilent des scènes à couper le souffle, l'unique combinaison d'effluves qui puisse correspondre à son émotion. Il se précipite à la cuisine. En un éclair il joue sa partition, l'avale d'un trait, la recompose pour la comtesse. Quand il revient l'alcool éblouit déjà ses tempes de son soleil impitoyable. Une érection géante l'entrave. La femme de l'écran grandit, s'approche, le caresse, le prend dans sa bouche, l'attire en elle, commence à jouir avec une vérité insoutenable. Cochise engloutit le deuxième verre et vaincu rejoint cette femme de feu dans son orgasme interminable. Au même instant, la comtesse elle-même gémit et se met à trembler de tout son corps. Cochise a le temps de voir s'éloigner de son visage apaisé une petite comète rouge...
Antonio tient dans ses mains un verre vide.
- Cher Antonio, dit une voix doucement, l'homme de ce film il y a quarante ans fut mon dernier amant, je l'aimais d'une manière insensée... Il m'avait fait boire un lait de panthère avant de me livrer à ses extravagances… Je sais que vous avez retrouvé la recette… Il vous ressemblait tant… N'ayez pas de regret, à mon âge ce cocktail m'aurait tué trop vite… A propos, le plaisir simultané est un tel miracle que vous me permettrez de m'attarder… Couchez-moi, voulez-vous, demain je serai morte...
Au café des sports, on raconte que Cochise s'est enfui en pleine nuit pour retourner dans son pays. Sacré Cochise... La comtesse, malgré son âge et sa grande sagesse, s'est trompée sur les pouvoirs du plaisir et de l'amour. Elle marche allègrement sur ses quatre vingt quatre ans...
L'équipe de rugby, hélas, pour ceux que le sport intéresse, ne gagne plus un match.
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