Ce n’est pas vraiment le surnom qui conviendrait pour Jean Christophe Rufin, qui raconte à peu près son parcours dans « Un leopard sur le garrot », que j’ai lu avec gourmandise. Cet homme brillant et simple, semblant à l’aise dans tous les milieux a été tour à tour un médecin neurologue assidu, un médecin humanitaire de MSF et de AICF au regard attentif à l’évolution du monde, un ambassadeur du gouvernement français en Afrique, et un écrivain maintenant très reconnu, académicien s’il vous plait, dont l’écriture fluide va sans doute m’entrainer à lire tous ses livres, moi qui n’avait lu jusqu’alors, déjà avec plaisir, que Katiba et Compostelle malgré moi.
En dehors de cette aisance de rédaction, ce sont bien sûr ses remarques sur la médecine, sur l’humanitaire et sur son travail d’écrivain qui m’ont touché, en écho scintillant à mes propres vélléités restées dans l’ombre dans ces trois domaines. En cherchant bien, j’aurais 3 choses à reprocher à Rufin: son prénom un peu bouffon, le prénom de son premier fils, Maurice, plutôt ringard aussi, et le fait qu’il soit neurologue… Oui, je plaisante, ces reproches sont bien sûrs aussi mesquins que peut paraitre en regard mon parcours de médecin lambda. Mais c’est pour dire que pour le reste, comme disent volontiers les jeunes, respect…
Car Docteur lambda c’est moi, resté 30 ans collé au rocher d’un cabinet généraliste de ville moyenne, après avoir pourtant rêvé pendant mes 2 dernières années d’études de partir en mission avec MSF encore balbutiant, rêvé les premières années de modifier en profondeur la relation médecin-malade, et rêvé d’autres années d’écrire un livre qui recueille maintenant la poussière de mes tiroirs, jugé par moi-même insuffisant pour tenter l’édition.
JC Rufin explique que la médecine était pour lui une évidence dans son enfance immobile à Bourges, pas très loin de l’Allier où la mienne était tout autant engluée. Il n’avait pas de père après le rapide divorce de sa mère, ce qu’il considère à postériori comme une chance, mais une statue du commandeur était toutefois chez lui, en la personne de son grand père, médecin qu’il plaçait sur un piedestal sans pour autant d’après lui s’en faire aimer. En tout cas la médecine était pour lui une voie naturelle, rien à voir avec moi. Mon propre père lui était présent, et, comptable à la Banque de France, il exigeait que les colonnes de chiffres ne rognent pas sur les marges, mais… pas seulement les colonnes de chiffres. Et en ce sens l’absence de père n’est pas forcément un handicap lorsqu’au lieu de guider, ce père ne sait qu’enfermer dans des interdits. Mais j’ai passé l’âge de mettre sur le dos de facteurs extérieurs la réponse aux « pourquoi n’avoir pas »…
Rufin exprime combien la médecine l’a accaparé jusqu’à l’enfermer dans la routine des tâches hospitalières quotidiennes intangibles. Il a courbé l’échine en soulignant le travail épuisant mais borné de bovin obligé d’engloutir une énorme dose de nourriture calibrée pour réussir l’internat, puis la ronde répétitive des visites et contre-visites immuables. Concours de l’internat des hôpitaux, une tâche qui m’avait semblé au dessus de mes forces quand était venue l’heure des « conférences d’internat » censées former notre élite médicale, parce que j’avais déjà erré dans les usines à bachottage des classes prépas HEC et Sup de co où j’avais été brillant comme un ex-prix d’excellence de lycée, mais tellement inadapté… Le seul parmi les 3 reproches gags que je lui ai faits qui ait quelque raison d’être est ce choix de la neurologie, domaine où l’analyse des symptômes permettait des finesses de limier, des exercices diagnostiques de haute volée, mais en revanche ne débouchaient jamais à l’époque sur des thérapeutiques performantes et des résultats gratifiants pour les malades. Sans doute l’oeil acéré du neurologue formait-il déjà celui tout aussi pointu de l’écrivain… Ceci étant, qu’un neurologue évolue vers l’humanitaire reste assez étonnant.
Pour Rufin, la sensation d’étouffer dans la médecine a été un moteur du changement, associé à une grande part de hasard, pour avoir été invité par un ami à de toutes premières réunions embryonnaires de MSF. Ayant rejoint sa mère à Paris quand elle avait pû enfin subvenir à leurs besoins, il y avait fait ses études et dans les conversations étudiantes la curiosité naissante pour l’humanitaire pouvait s’y enrichir bien plus facilement qu’en province.
Les études médicales ont au contraire pour moi été d’abord une libération, abandonner Sup de co après 1 année sans réussir à m’intéresser un iota au marketing ou la comptabilité, quelle bouffée d’air ! Et je sus gré pour cela à mes parents, tout en prenant soin de m’éloigner d’eux de 500 kms, d’accepter de me voir partir pour un cycle de 8 ans quand 2 ans de plus dans ma Sup de Co pouvaient m’offrir un métier. Mais depuis je n’ai guère fait que 140 kms de plus avant de me fixer en plein vent comme une arapède sur un caillou de bord de mer… Les 2 premières années furent certes un pensum qui, comme le souligne Rufin, ne sert qu’à éloigner les littéraires des études médicales, au bénéfice des formations scientifiques, mais ensuite la séméiologie (étude des symptômes) et les grands chapitres de pathologie m’ont plutôt passionné, tout comme les stages hospitaliers, même si comme il le dit les étudiants étaient à peine tolérés et souvent méprisés.
Ce n’est que bien plus tard que je me suis aussi senti étouffé, dans mon exercice, par les contraintes administratives croissantes, et l’évolution de la médecine vers le morcellement, les parcours d’un spécialiste à l’autre, les spécialisations dans les spécialités, le poids toujours plus grand des examens complémentaires et des protocoles de soins, sans compter les déceptions de certaines relations avec les malades heureusement compensées par d’autres.
Rufin a vite renoncé à chalouper au sein de l’hopital pour obtenir d’être adoubé par un mandarin pour compléter une carrière hospitalière. Il est un peu difficile de le croire dépourvu de duplicité diplomatique quand on sait qu’il a été ambassadeur, conseiller gouvernemental, dirigeant d’AICF (les pages sur les conflits internes des ONG ne sont pas les plus intéressantes du livre), lauréat de prix littéraires jalousés, et académicien. Mais on a envie de croire sa « bonne tête » dans l’émission Thé ou café de Catherine Ceylac
L’année entière où j’eus une fonction d’interne hospitalier fut pour moi un très bon souvenir, car j’avais un réel plaisir à travailler en équipe, solidairement et à égalité avec les infirmières, aides soignantes et filles de salle, tout comme avec les chefs de service. En ce qui concerne ces derniers, l’absence de rapport de force provenait aussi sans doute du fait que je n’avais aucune chance de briguer un jour la place du khalife…
Après avoir rencontré celle qui allait devenir ma femme, devenu père de famille et médecin « générique », je n’apercevais plus les loupiotes qui prétendaient m’attirer au loin vers l’humanitaire. Leur lumière s’est progressivement éteinte pendant que la structuration toujours plus complexe, la spécialisation , les orientations politiques, rendaient les ONG inaccessibles à des amateurs dans mon genre dans un monde toujours plus guerrier et dangereux.
Si j’en ai quelques regrets, ils sont probablement assez égoïstes. Rufin dit que « l’action empêche d’écrire, mais nourrit l’écriture ». c’est sans doute pour cette raison, le manque de nourriture, que tant de textes, comme celui qui dort dans mon tiroir, clapent du bec comme des poissons en manque d’oxygène échoués sur le sable.