Bien sûr que si, mais d'une part la lecture chez moi, comme les autres activités d'ailleurs, occupe ma vie par vagues, tantôt de grandes lames qui m'emportent comme un fétu de paille, tantôt une houle moyenne qui me berce juste gentiment, jusqu'à laisser place à des moments de mer absolument plate, d'autre part je n'ai pas envie de commenter toutes mes lectures, loin s'en faut, ce blog reste une promenade dilettante, et, comme je le répète, récréative.
Noël a donné bien sûr à mes proches l'occasion de garnir ma table de chevet de nouveaux volumes, et je me réjouis des lectures à venir grâce à eux. Je me suis jeté sur les deux premiers, dont je vais pourtant vous dire 2 mots, juste parce que j'en ai envie, voilà.
Le premier est une bande dessinée, ce qui montre bien si besoin était que l'aspect ludique est important pour qui aime lire.
"Les ignorants" d'Etienne Davodeau, est une merveille d'intelligence. Cet album conte l'initiation croisée de deux amis, l'un vigneron, l'autre dessinateur, chacun faisant découvrir à l'autre son propre travail. Rencontre insolite entre deux mondes à priori bien éloignés, habilement réunis par l'amitié et la curiosité, servie par des dialogues parfaitement réussis et des situations très bien rendues. A déguster comme une bonne bouteille, ou pour ce qu'elle est, une excellente BD !
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Pour le second, le nom et la photo de Carver sur la couverture étaient un aimant irrésistible, et je me suis immédiatement embarqué dans ce nouveau "pavé", une biographie de celui qui pour moi est le maître absolu de la nouvelle.
"Carver, une vie d'écrivain" de Carol Sklenicka a demandé à son auteure dix ans d'un travail colossal pour tenter de faire comprendre à ses admirateurs combien la vie et l'oeuvre de cet homme étaient intimement liées. On ne se faisait pas d'illusions à ce sujet, tant ses nouvelles transmettent un ressenti à l'évidence "vécu". Mais la lecture de cette biographie surprend quand même en donnant l'impression que quasiment chaque situation rencontrée, chaque sentiment éprouvé, chaque conflit à résoudre, se sont transformés parfois à grande distance en matériau pour construire une oeuvre littéraire. Un détail de la vie de tous les jours, et hop, une nouvelle ou un poème qui vous touche au coeur. Carol Sklenicka met à jour des liens extrêmement précis entre tel texte et tel moment de la vie de l'écrivain tout au long de son oeuvre.
Et pour ma part j'ai appris énormément de choses sur la réalité de son parcours. Une enfance prolétaire, mais dans une famille assez unie, un mariage et des enfants très jeune, avec une femme qu'il a connue à 15 ans, qui a fait bouillir la marmite pendant les longues années de galère et dont il se séparera pourtant, hélas pour elle (même s'il va l'aider assez longtemps ensuite), après avoir connu le succès et arrêté de boire, tout en continuant à l'aimer apparemment profondément (ambivalence des sentiments, comme vis à vis de ses enfants). Pendant toutes ces années de vache maigre, on est frappé en effet par cette ambivalence des sentiments qu'il éprouve, entre les charges domestiques qui l'accablent et l'empêchent d'écrire, la culpabilité d'être à peine maintenu à flot par les boulots de serveuse accumulés par sa femme Maryann qui n'arrive pas du coup à terminer ses études, les petits contrats arrachés dans des universités éparpillées sur le territoire américain…
Carver semblait être un grand ourson un peu gauche et même maladroit, foncièrement gentil et sociable mais avec des périodes plus agressives, certaines lâchetés, des moments de jalousie, des réactions un peu infantiles, sans doute en rapport avec son alcoolisme croissant. Tout en connaissant son addiction tabac-alcool, je n'avais pas pris conscience à quel point ce combat contre l'alcool a véritablement été le combat de sa vie. Alcool chez son père, sa femme et sa fille, il y avait bien des causes sous jacentes, mais que je n'ai pas su extraire clairement de ce livre dense. Dans le même temps, une détermination farouche à devenir un écrivain, et un écrivain reconnu, malgré les échecs à répétition, une incapacité à produire un roman, détermination que je ne pensais pas non plus si absolue.
Le fouillis des tentatives pour faire éditer une nouvelle dans les magazines littéraires US, celui des différentes éditions de différentes versions ou à différentes périodes est un peu difficile à suivre, quand de plus Carol Sklenicka aborde les fameuses "coupes sombres" imposées par celui qui fut son principal éditeur, Gordon Lish, devant lequel Carver parfois pliait, parfois se rebellait, pour s'incliner de nouveau, le désir d'être édité étant prioritaire.
J'ai compris aussi pourquoi les dix dernières années de réussite, après l'arrêt de l'alcool et une reconnaissance croissant en flèche étaient pour lui "un régal" comme il disait, même avec l'échec sous jacent de sa première famille. Ces années sont aussi les années avec la poétesse Tess Gallagher, que Carol Sklenicka évoque avec peu de chaleur sans toutefois l'éreinter (plusieurs conflits comme souvent ambigus, ± feutrés, après le décès de l'écrivain en 1988 entre elle et sa "famille d'avant")
Un "régal" qui s'est terminé à l'âge de 50 ans, l'alcool ayant préparé le terrain, c'est le tabac, puis la marijuana, sans doute vécus par Carver comme des adversaires secondaires, qui ont fini le boulot.